— Surprenante galerie…, lâcha Benjamin.
— Je vous ai gardé les meilleurs pour la fin, reprit l'agent. Deux des participants nous posent des problèmes. Celui qui s'est bien battu au téléphone pour finalement jeter l'éponge à 380 000 a utilisé un procédé de communication qui n'est pas à la portée de tout le monde. Son appel a été plusieurs fois relayé par des serveurs sur différents continents, selon des techniques que nous utilisons nous-mêmes pour contrer les tentatives de localisation. Soit il est paranoïaque, soit il a quelque chose à cacher, soit les deux. Mais nous finirons par découvrir où il se planque. Nous y travaillons et si ça traîne, nous pourrons nous appuyer sur les systèmes de nos collègues américains.
— Et Dreyer ? demanda Karen.
— Celui-là nous donne carrément du fil à retordre.
L'agent afficha les rares clichés disponibles.
— Il savait exactement où se placer pour ne pas être correctement filmé par le réseau de l'hôtel. Les recherches autour de son identité officielle n'ont rien donné. Il existe trois Nicholas Dreyer d'un âge approchant, mais aucun ne correspond à son signalement et tous se trouvaient à des milliers de kilomètres.
— Quelqu'un a vérifié s'il chaussait du 44 ? interrogea Ben.
— Il ne nous en a pas laissé le temps, intervint un autre agent. La vitesse à laquelle il nous a semés en quittant l'hôtel prouve qu'il ne s'agit pas d'un amateur. Ce type est un excellent pro.
— Il est peut-être doué, objecta Fanny, mais il est quand même reparti sans le cristal. C'était pourtant son but, non ?
Karen zooma sur la moins mauvaise des images de Nicholas Dreyer. Trois quarts dos, l'arête de la mâchoire, un impeccable col de chemise dépassant d'une veste coupée sur mesure, des cheveux tellement brillants et bien coiffés qu'il aurait pu s'agir d'une perruque.
— Si c'est notre homme, étant donné ce qu'il a été capable d'accomplir sur d'autres coups, j'ai du mal à croire qu'il reparte sans ce qu'il est venu chercher. Son intention n'était peut-être pas d'acquérir le cristal.
— Alors pourquoi était-il là ?
— Pour savoir à qui il devrait le voler ensuite, et découvrir en prime qui est sur ses traces.
— Dans ce cas, annonça Ben, il a déjà réussi sur un point. Je suis certain qu'il nous a repérés.
— Je sais, répliqua Holt. C'est bien ce qui m'inquiète.
26
Aux alentours de l'an 2330 avant notre ère, le pharaon Ounas, dernier de la Ve dynastie, entreprit un long voyage dont il ne révéla la destination à personne. Contrairement à l'usage, il ne se fit pas accompagner de sa cour et réduisit même le contingent de sa garde personnelle au strict minimum. Restés en son palais, ses scribes mentionnèrent que son absence dura près de cinq cycles lunaires, soit environ cinq mois.
Lorsque le souverain revint, il ne raconta rien de son périple. Il ne rapporta ni fortune, ni prise de guerre, ni récit d'exploits, mais un simple coffret de pierre grise lisse qu'il était le seul autorisé à ouvrir.
L'épuisement qui l'accablait fut d'abord attribué à son déplacement, mais le repos n'y changea rien. Il s'avéra atteint d'un mal mystérieux et demanda qu'on lui fabrique de toute urgence une tunique complète faite de petites plaques d'or assemblées qu'il porta en permanence dès qu'elle fut prête. Celui dont la réputation de courage était légendaire passait ses journées et ses nuits couché, à gémir. Ses plaintes résonnaient dans les couloirs du palais.
Son état de santé s'aggrava. Quelques mois plus tard, au terme d'horribles souffrances et sans avoir rien révélé de plus, il finit par rejoindre le royaume des morts. Peu de temps avant son décès, il avait ordonné que la sépulture d'abord destinée à sa mère soit rehaussée et renforcée en forme de pyramide avant de lui être attribuée. Il se fit inhumer avec tous les trésors de son règne, dont beaucoup d'or, mais un seul objet prit place dans le sarcophage de granit qui accueillit sa dépouille momifiée : le coffre en pierre grise, qui fut placé à ses pieds.
Quatre millénaires plus tard, en 1881, lorsque l'égyptologue français Gaston Maspero parvint à pénétrer dans les appartements funéraires dissimulés au cœur de la pyramide d'Ounas, il découvrit ce qui n'avait jamais été vu auparavant dans aucune tombe : recouvrant les murs du sol au plafond, des hiéroglyphes constituant à ce jour le plus important et le plus ancien des corpus théologiques mis au jour. Ils devinrent célèbres comme étant les premiers « textes des pyramides ». Jamais aucun message n'avait auparavant été gravé sur une telle échelle. Plus de cinquante mètres carrés de hiéroglyphes tapissent l'intérieur du lieu et racontent la sagesse, l'histoire et la gloire des dieux, ainsi que le châtiment qu'ils réservent à ceux qui oseraient les défier en utilisant leur magie contre leur gré.
Dans la chambre mortuaire, c'est un autre sujet qui s'affiche : on y lit notamment une prophétie sur les risques encourus par ceux qui tenteraient « de rapporter des cieux les torrents de lumière ».
Au-dessus du sarcophage, la voûte à deux pans est peinte de façon inédite, décorée en son centre par une étoile d'or rayonnante à cinq branches.
Note : Gaston Maspero a-t-il trouvé le coffret de pierre dans le sarcophage ? Puisqu'il a travaillé à la création du musée du Caire, est-il possible qu'il l'ait confié aux collections de l'établissement ?
Le regard de Ben quitta la feuille pour se perdre par la vitre de la portière. L'étrange voyage d'Ounas et sa fin tragique avaient de quoi interpeller, mais il était étonnant aussi que dans sa liste de points à vérifier, Wheelan ne se soit pas demandé ce que pouvait contenir ce mystérieux coffret. Le savait-il ?
Le véhicule roulait rapidement sur l'autoroute et les paysages défilaient. Taraudé par de multiples questions, Ben ne regardait rien de précis. Des formes indistinctes traversaient son champ de vision. Des panneaux, les voitures ou les camions doublés, des forêts, des aires de service sur lesquelles ils ne devaient surtout pas s'arrêter. Ben se détourna pour éviter d'accentuer le mal de tête qui était en train de lui vriller le cerveau.
Assise à côté de lui à l'arrière, Karen se reposait, les yeux clos. C'était la première fois qu'il avait l'occasion de l'observer ainsi.
Lorsqu'il était plus jeune, Benjamin jouait souvent à essayer de deviner la profession des gens rien qu'en les regardant. Qu'aurait-il imaginé de miss Holt ? L'aurait-il croisée dans une gare, dans un restaurant, un magasin ? Le décor influe forcément sur la première impression. Il aurait peut-être d'abord entendu sa voix, ou remarqué son rire qui véhiculait un authentique sentiment de liberté. Discrètement, il se serait débrouillé pour l'apercevoir. Avec le contact visuel aurait surgi le premier ressenti. Séduisante comme une prof de littérature passionnée par les textes romantiques. Pressée comme une maman qui se demande pourquoi ses enfants ne sont pas encore revenus. Élégante et fière comme une femme qui aurait les moyens de ne se consacrer qu'à des causes auxquelles elle croit. Il l'aurait tout de suite trouvée sûre d'elle. Avocate peut-être. Forcément en couple parce qu'aucun homme digne de ce nom ne passe à côté d'une pareille personnalité sans être attiré. Les plus stupides la trouvent au minimum attirante, et les autres lisent ce que chacun de ses gestes trahit : elle est bien plus que cela.