— Que voulez-vous ? demanda Karen.
— J'ai un marché à vous proposer : vous m'avouez tout ce que vous savez et ensuite, je promets d'en finir avec vous proprement, sans vous faire souffrir. Racontez-moi tout. Plus vite vous parlerez, moins vous en baverez.
Il s'approcha encore. Ses yeux gris suintaient la haine. Devant miss Holt qui soutenait son regard, il gronda :
— Je connais les vermines de votre espèce. Mon grand-père a combattu les nazis, mon père les a pourchassés, et je continue ce qu'ils ont commencé.
Benjamin lâcha :
— Je vous dirai tout ce que vous voulez savoir, mais laissez-la partir.
Dans un mouvement sinueux, comme un boa qui prend position devant sa victime avant de l'étouffer, l'homme glissa devant Horwood et plongea ses yeux dans les siens.
— Vous voulez la sauver ?
— S'il vous plaît.
— Non, Benjamin, protesta Karen, ne faites pas ça.
D'un geste sans appel, l'homme lui intima le silence et revint à l'historien.
— Je vais vous poser une question. Une seule. Si vous êtes celui que je recherche, alors vous serez capable de répondre et votre complice aura une chance d'échapper au sort que je vous réserve.
— Je vous écoute.
— Pourquoi avez-vous assassiné Maximilien Köhn ?
Sur le visage de Ben, la surprise effaça la crainte. La sincérité de sa réaction déstabilisa son geôlier.
— Je n'ai tué personne, protesta Ben. Jamais. Je le jure. Je ne sais même pas qui est l'homme dont vous parlez. Vous n'avez qu'à libérer Karen et vous pourrez me torturer pour vérifier que je dis vrai.
L'homme hésita un instant.
— Vous prétendez ne pas avoir tué ce pauvre Maximilien ?
— Je l'affirme.
— Alors expliquez-moi ce que vous comptiez faire subir à Marcus Bender en entrant chez lui par effraction et armés ?
— Il est vrai que les faits ne plaident pas en notre faveur. Mais nous voulions seulement le convaincre de nous confier pour quelques jours le cristal qu'il a acheté à Johannesburg.
Cette fois, ce fut l'homme qui parut étonné.
— Vous vouliez lui emprunter le cristal Oppenheimer pour quelques jours ?
— Le temps de l'étudier en détail.
— Mais qui donc êtes-vous ?
— Benjamin Horwood, spécialiste de l'histoire des sciences, attaché au British Museum.
L'homme pivota vers sa voisine :
— Et vous ?
— Karen Holt, agent du gouvernement britannique en mission officielle. Nous enquêtons sur une série de vols hors norme dont je doute de plus en plus que vous soyez l'auteur…
L'inconnu joignit les mains et resta silencieux un moment. Il s'adressa ensuite dans sa langue à l'un de ses sbires, qui quitta aussitôt la salle. Il se concentra à nouveau sur Ben et Karen, prit une profonde inspiration et déclara :
— Nous allons vérifier. N'en doutez pas, mes relations me le permettent. Laissez-moi vous avertir que si vous mentez, vous le paierez cher.
29
La salle souterraine dans laquelle furent conduits Karen et Ben n'avait rien de commun avec celle de l'interrogatoire. L'ambiance y était chaleureuse et très singulière. Avec ses tentures rouges suspendues comme des rideaux de théâtre, ses tapis épais, ses confortables fauteuils d'un autre temps, Ben trouva qu'elle ressemblait au repaire d'un pirate qui vivrait au cœur d'un volcan, ou bien à la base secrète d'un savant retiré du monde.
Le long des parois de pierre, entre les piliers supportant les arches de brique, s'étendaient de longues travées de bibliothèques aux étagères chargées de livres anciens et d'une quantité phénoménale de bibelots de toutes les époques. Au fond, installé devant un grand retable orthodoxe du XIIIe siècle représentant la Passion du Christ, un large bureau de bois sombre, massif et sobre, sur lequel un globe terrestre antique en cuivre se remarquait aussitôt.
L'homme, qui moins d'une heure auparavant les menaçait des pires souffrances, les invita cette fois à s'asseoir.
— Cette terrible méprise n'aurait jamais eu lieu si vous n'aviez pas pénétré dans la maison comme des bandits…
— C'est ce que je me suis tué à lui répéter, ironisa Ben en frictionnant ses poignets encore endoloris d'avoir été ligotés trop serré.
Leur interlocuteur prit appui sur son bureau.
— Échanger nos informations pourrait être bénéfique pour chacun de nous. J'ai des questions et vous en avez certainement aussi. Procédons par ordre. Pour me faire pardonner votre captivité, je vous laisse commencer.
Karen saisit la balle au bond et demanda directement :
— Qui êtes-vous ?
— Gábor Walczac. Citoyen hongrois. Soixante-deux ans. Négociant international, comme mon père, mon grand-père et leurs pères avant eux. Ma famille a commencé avec deux chevaux et je possède désormais une des plus importantes flottes de porte-conteneurs de la planète. Assez riche pour figurer dans les classements, assez malin pour éviter d'y apparaître. Ma réponse vous semble-t-elle assez complète ?
— C'est un bon début.
— Alors à mon tour : pourquoi vous intéressez-vous à ce cristal ?
Benjamin prit la parole :
— Nous enquêtons sur un homme, peut-être une organisation, qui dérobe des objets du même genre un peu partout dans le monde. Le cristal mis en vente à Johannesburg ressemble beaucoup à un autre exemplaire volé très récemment dans une sépulture japonaise, ainsi qu'à un autre qui a disparu du musée du Caire.
— Je n'avais jamais entendu parler de la version japonaise. Par contre…
Walczac allait en dire plus, mais il s'interrompit. En vieux roublard, il ne comptait pas faire cadeau d'une réponse qui n'aurait pas fait l'objet d'une question.
— Qui était l'homme que vous cherchez à venger ? demanda Benjamin.
— Le professeur Maximilien Köhn, un ami proche mais surtout un éminent spécialiste de l'histoire ancienne de l'Orient. Je l'ai connu voilà plus de quarante ans. Notre passion commune des antiquités a fait de nous des compagnons de route. Depuis environ trois ans, en marge de l'université de Vienne où il donnait régulièrement des cours, il travaillait pour un mystérieux mécène. On lui avait fait promettre de rester discret tant sur l'identité de son bienfaiteur que sur la nature de ses travaux. Max étant un homme de parole, il ne m'en a pratiquement rien dit. Voilà onze jours, on l'a retrouvé mort dans son bureau, et ses travaux ont intégralement disparu. Les secours ont conclu à une crise cardiaque, mais je sais que c'est faux.
— Comment pouvez-vous en être sûr ? réagit Karen.
— Ce n'est pas à votre tour de poser la question, mais je vais répondre. Il se trouve que le matin même de son décès, Maximilien avait rendez-vous avec un certain Neville Desmond, représentant légal de son donateur.
Ben et Karen échangèrent un regard. Leur hôte enchaîna :
— Il devait lui exposer le résultat de ses recherches, « un aboutissement en forme d'apothéose », selon ses propres termes. Parce que je voulais lui souhaiter bonne chance pour sa présentation, nous nous sommes parlé au téléphone la veille au soir. Il était en pleine forme, très excité et convaincu que ses travaux allaient changer la lecture de l'histoire et lui valoir une reconnaissance internationale. Je ne l'avais jamais entendu aussi enthousiaste. Quelques heures plus tard, j'apprenais son décès brutal, et personne n'a plus rien retrouvé de ses années de labeur. Aucun document, pas la moindre feuille de travail, ni à l'université ni à son domicile. Comme si rien n'avait jamais existé. J'ai immédiatement demandé à des amis dans la police de rechercher ce Desmond, mais comme par hasard, ils n'en ont trouvé trace nulle part. Max a été assassiné à cause de ce qu'il a découvert, j'en ai la certitude.