Très ému, Walczac marqua un temps, puis se reprenant, demanda :
— Vous étiez présents à Johannesburg parce que le cristal constituait un appât ?
Karen répondit :
— Vous l'avez acheté pour les mêmes raisons : pour attirer celui qui devait tenter de s'en emparer.
— Exact. C'était mon seul lien avec le meurtrier. Je lui ai donc tendu un piège en inventant Marcus Bender, un acheteur qui ne paraissait pas être un adversaire trop dangereux. J'ai lancé l'hameçon, mais c'est vous qui avez mordu. Nous courons après le même homme.
— Nous commençons à être nombreux à ses trousses, commenta Karen. Lors de la vente, nous avons failli appréhender un suspect, mais il a réussi à échapper à nos agents.
— Il ne perd rien pour attendre. Je finirai par l'avoir.
— En quoi le cristal vous reliait-il au meurtrier ? intervint Benjamin.
— Maximilien m'en avait parlé. Il avait évoqué le spécimen possédé par ce milliardaire sud-africain et celui exposé au Caire. À demi-mot, il avait laissé entendre que ces antiquités constituaient les preuves irréfutables de sa découverte.
— Vous a-t-il dit de quelle façon ?
— Non.
— Il ne vous a rien révélé d'autre ?
— Il a seulement parlé d'un voyage qu'il projetait de faire en Irak pour vérifier sa théorie.
Walczac s'assombrit soudain.
— Pauvre Max… Il n'accomplira jamais son voyage. Il n'aura même pas tenu la petite pyramide entre ses mains.
L'homme releva le visage vers Ben.
— Voulez-vous voir le cristal ?
— Il est ici ?
L'homme hocha la tête.
— Alors j'aimerais beaucoup avoir cet honneur.
Walczac se dirigea vers ses bibliothèques.
— Je ne sais même plus où je l'ai posé. Il doit se trouver quelque part au milieu de mes souvenirs. Je n'ai plus vraiment ma tête, avec ce qui s'est passé ces derniers jours…
— Vous ne le conservez pas dans un coffre ?
— Cet endroit tout entier est un coffre, et du modèle le plus sûr qui soit : celui dont tout le monde ignore l'existence.
— Où sommes-nous ?
Walczac répondit en arpentant ses étagères surchargées :
— C'est vrai qu'avec votre exfiltration sous sédatifs, vous devez n'en avoir aucune idée ! Vous vous trouvez en Hongrie, à Budapest.
— En Hongrie ? s'étrangla Karen.
— Je ne mentais pas lorsque je vous disais qu'il est impossible de vous retrouver ici. Nous sommes au beau milieu des entrailles de la vieille ville, dans les souterrains qui s'étendent sous la colline du palais de Budavár. Avant la fondation de la ville, des sources ont creusé ces tunnels, qui ont été agrandis et aménagés au fil des siècles. Ils ont servi de cachette aux comploteurs et aux princes en exil. Ils ont abrité la population. Mes ancêtres y ont trouvé refuge, et aujourd'hui j'en ai fait mon quartier général.
Tout en continuant à chercher parmi la multitude d'objets, il désigna une paroi :
— À quelques mètres derrière cette roche, les touristes visitent le labyrinthe sous le château. Mes ancêtres commerçaient avec l'Asie et se sont établis dans le quartier depuis des générations. Jadis, tous les riverains possédaient leur propre accès au réseau de galeries par leur cave. On y entreposait certaines de nos marchandises à l'abri des regards indiscrets et des collecteurs de taxes, si vous voyez ce que je veux dire. C'est aussi ici que les insurgés se sont cachés des Allemands, puis des Soviétiques. Après les bombardements et la reconstruction du palais, la plupart des passages ont été éboulés ou murés, mais nous avons réussi à préserver le nôtre.
L'homme eut soudain une exclamation de satisfaction. Il tendit la main pour saisir l'objet acquis pour un demi-million de dollars, qui était simplement posé entre un vieux pot à crème en faïence et une reproduction métallique d'une voiture de sport.
— Pour Maximilien, cette curiosité était un trésor. À mes yeux, ce n'est que le souvenir d'un ami très cher, mort pour avoir voulu percer son secret. En l'achetant, j'ai eu accès à ce que les experts avaient écrit à son sujet pour le précédent propriétaire. Rien de spectaculaire. Ils se perdent en hypothèses parfois farfelues et n'apportent aucune réponse. Maximilien était bien plus doué qu'eux. Il l'a payé de sa vie.
Walczac déposa la précieuse antiquité sur son bureau, face à ses visiteurs. Il en approcha sa lampe pour mieux l'éclairer. Le cristal était d'une limpidité exceptionnelle.
— J'aurais bien aimé que Max me dise à quoi cette chose pouvait servir.
— Moi aussi, murmura Ben.
Karen se leva pour l'étudier sous un autre angle. Impressionnée, elle souffla :
— Il est plus spectaculaire en réalité qu'en photo.
— Vous savez à quoi il me fait penser tout à coup ? lui glissa Benjamin.
— À l'illustration volée dans le Splendor Solis dont nous a parlé Robert Folker, avec son démon sortant du soleil en portant une pyramide entre les mains.
— Exactement.
Karen se redressa.
— Monsieur Walczac, accepteriez-vous que l'on fasse quelques photos ?
— J'ai bien mieux à vous proposer. Je suis prêt à vous confier le cristal aussi longtemps que vous en aurez besoin pour l'étudier. En échange, aidez-moi à mettre la main sur l'assassin de Maximilien. Nos raisons de lui courir après sont différentes mais nous partageons la même envie de le coincer. Associons-nous. Servez-vous de Marcus Bender, utilisez mon piège et attrapons le salaud qui a tué mon ami. Je veux sa peau. Si nous joignons nos forces, il ne pourra pas nous échapper. Donnez-moi votre parole que lorsque vous l'aurez eu et qu'il aura balancé ce que vous voulez savoir, vous me le livrerez. Personne n'en saura jamais rien. Ce genre de pourriture ne doit pas finir devant un tribunal, parce qu'alors, ils s'en sortent toujours mieux que leurs victimes.
30
Miss Holt revint enfin du module de communication satellite et se laissa tomber dans un fauteuil, une jambe par-dessus l'accoudoir, faisant preuve d'une décontraction dont elle n'était pas coutumière.
— C'est vrai que le jet est quand même plus rapide et plus confortable.
— Vous dites ça parce que c'est Walczac qui paie et que vous n'aurez pas vos satanés formulaires à remplir.
— Pas uniquement. Vu le nombre de bleus que j'ai partout sur le corps, des sièges moelleux ne sont pas un luxe. Les conditions de transport n'ont certainement pas été les mêmes à l'aller. Si nous nous trouvions dans cet avion, c'est en soute qu'ils nous avaient embarqués !
— Vous aussi vous avez mal ?
Ben se retourna aussitôt et commença à relever son T-shirt.
— Là, juste au-dessus de la fesse, c'est hyper sensible.
— Ne comptez pas sur moi pour vous ausculter. Rhabillez-vous immédiatement.
— Soit ils m'ont donné un coup de barre de fer, soit ils m'ont étalé sur un palet de hockey pendant des heures.
— Pourquoi un palet de hockey ?
— À la forme, ça correspond parfaitement. Mais ça me pique aussi, alors c'était peut-être une pomme de pin.
— Formidable, nous aurions donc été kidnappés par des écureuils qui auraient voulu nous faire la peau dans la forêt magique. Je vous demanderais bien si vous avez compté vos noisettes, mais vous allez encore rougir !
— Et on prétend que ce sont les hommes qui ont l'humour le plus lourd… Quoi qu'il en soit, pendant qu'on était inconscients, ils ont dû nous traiter comme des quartiers de viande.