Un grésillement des haut-parleurs interrompit leur échange. La voix du pilote s'éleva :
— Miss Holt, une communication urgente. C'est votre collègue qui rappelle.
Karen se leva aussitôt. Comme s'il pressentait que c'était important, Ben la suivit. Elle enfila le casque et s'annonça. Pendant de longues secondes, elle ne fit qu'écouter. Ben la vit blêmir.
Lorsqu'elle raccrocha, elle souffla comme un sprinter face à l'épreuve qu'il redoute. Enfin, elle leva les yeux vers lui.
— Benjamin, il est arrivé quelque chose à Fanny. Alors qu'elle sortait d'une entrevue avec un consultant, elle a été prise pour cible, en pleine rue. L'un de nos agents qui assurait sa protection a été abattu. Elle a été transportée sous escorte à l'hôpital. Nous n'en savons pas plus. Je suis navrée.
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— Pour le moment, elle dort, expliqua le médecin. Rassurez-vous, ses jours ne sont pas en danger. Nous préférons cependant la maintenir sous sédatif. Rien de lourd, mais cela devrait nous aider à la stabiliser. Elle a reçu une balle longue portée dans l'épaule. Même si le projectile est ressorti, il a provoqué quelques dégâts, sans toutefois rien toucher de vital. Elle a eu beaucoup de chance. Nous avons dû pratiquer un peu de reconstruction mais rien de dramatique. Elle ne gardera aucune séquelle, ni plastique, ni motrice. Par contre, psychologiquement, il faudra certainement un suivi. Elle était passablement perturbée lorsqu'on nous l'a amenée…
Dans le hall sécurisé du service de traumatologie du Queen Elizabeth Hospital, les équipes de nuit avaient pris leur poste. Seuls quelques bruits de pas dans les couloirs et les bips réguliers des machines dans les chambres troublaient le silence.
Ben poussa un soupir de soulagement.
— Puis-je la voir ?
Le docteur consulta l'agent Holt du regard avant de répondre :
— Si vous voulez.
— Je vous attends là, glissa Karen.
Avant qu'il ne s'éloigne, elle lui posa la main sur le bras et demanda :
— Ça va aller ?
— Si je ne suis pas ressorti d'ici vingt minutes, c'est que j'aurai fait un malaise. Par pitié, ne laissez pas le gros brancardier avec les tatouages me faire du bouche-à-bouche…
Karen salua sa tentative de légèreté mais redevint vite sérieuse :
— Benjamin, nous devons prévenir le compagnon de Fanny.
— Cela me paraît évident.
— Souhaitez-vous lui expliquer vous-même ce qui s'est passé ?
— Si vous estimez que c'est plus convenable, je le ferai, mais tout à fait entre nous…
— Je comprends. Laissez, je m'en charge. Allez la voir.
Ben remercia Karen et se dirigea vers la chambre devant laquelle un militaire était en faction. Il entra sans bruit et referma derrière lui.
L'éclairage de la veilleuse était minimal. Sur le grand lit médicalisé, Fanny paraissait toute menue. Il faut dire que comparativement, la dernière fois qu'Horwood l'avait vue étendue sur un lit, c'était le sien — en tout bien tout honneur —, dans sa chambre d'étudiant, et que le matelas était vraiment minuscule. Ben la retrouvait ce soir allongée sous un drap verdâtre, les bras le long du corps. S'il n'y avait pas eu cet épais pansement sur son épaule gauche, ces cathéters et ce bip récurrent, on aurait pu croire qu'elle passait une nuit comme tant d'autres. Sa poitrine se soulevait régulièrement et son visage semblait étonnamment apaisé.
Ben s'approcha. Tendant la main vers elle, il hésita à entrelacer ses doigts avec les siens mais n'osa pas aboutir son geste. Plusieurs émotions contradictoires s'opposaient en lui : le soulagement de savoir qu'elle allait se rétablir, la colère face à la violence qui l'avait lâchement frappée, et surtout un immense sentiment de culpabilité. Malgré les arguments bienveillants de Karen, il se sentait responsable. On croit certaines décisions anodines, mais elles engendrent parfois des conséquences au-delà de l'imaginable, des années après. Comme si l'écho de chacun de nos actes échappait à toute proportion ou temporalité. Si Ben n'avait pas proposé à Fanny de s'associer pour leur thèse, celle-ci n'aurait jamais été écrite. Personne ne l'aurait lue et il n'aurait jamais été recruté par le service de Karen. Si lui-même ne s'était pas laissé embarquer dans cette histoire, il n'y aurait pas entraîné celle avec qui il espérait secrètement vivre autre chose que ce qu'ils enduraient à cet instant.
— Je suis désolé, Fanny. Tu n'imagines pas à quel point.
Il parlait à voix basse.
— On va te sortir de là. Tout va s'arranger. Tu vas rentrer à Paris. Tu iras courir dans les jardins du Luxembourg. Ton grand baraqué te protégera. Moi, je n'en suis pas capable. Oublie toute cette affaire et vivez heureux.
Il aurait voulu caresser sa joue. Il aurait aimé être celui qui pouvait légitimement la serrer dans ses bras pour la réconforter. Mais ces actes lui paraissaient hors de portée. Ben mesura soudain toute la distance qui sépare un geste de ce qui lui confère sa légitimité. On peut se permettre, on peut faire, mais si le mouvement ne repose pas sur un affectif partagé, il n'est que mécanique. Pire, il n'est que la contrefaçon de l'authentique. Chacun éprouve un jour cette limite et pour Ben, c'était la première fois.
De façon inédite, il ressentait de la honte en dévisageant Fanny à son insu. Il estimait ne plus mériter le privilège de la contempler. Benjamin baissa les yeux.
Se trouver près d'elle en cet instant d'intimité lui permettait d'entrevoir tout ce qu'il n'avait pas vécu à ses côtés. Malgré son âge et son bagage, il n'avait finalement que peu d'expérience en matière de rapports humains. À force d'étudier la vie des autres, le plus souvent à travers les seuls progrès de la science, il en avait un peu oublié de faire sa propre expérience et de fréquenter les vivants.
Parce qu'il était plus facile de lui dire ce qu'il avait sur le cœur sans qu'elle l'entende, comme il l'avait fait de plus loin lorsqu'il l'épiait depuis la rue, il s'abandonna au désir instinctif de lui parler. Le sommeil de la jeune femme, tout comme la distance autrefois, lui permettait de s'exprimer sans masque.
— Un midi, avec la bande, nous profitions du peu de temps libre entre les cours. Tu ne dois pas t'en souvenir. Nous étions assis sur les marches du perron dont le doyen essayait toujours de nous chasser. Il faisait beau. Je ne me rappelle pas de quoi nous parlions précisément, mais tu m'as tout à coup demandé si je te trouvais jolie. Ta question a déclenché une vraie panique dans mon pauvre cerveau. Je ne sais plus ce que j'ai répondu tellement j'ai été pris de court et gêné. J'ai dû essayer de m'en sortir avec une mauvaise blague. Résultat : au cours des jours suivants, j'avais peur chaque fois que tu faisais mine de me parler. Heureusement pour moi, tu n'as jamais demandé si je t'aimais. J'aurais pu tomber dans les pommes ou sauter par la fenêtre… Je ne sais pas comment font ceux qui sont si sûrs d'eux. Peut-être se posent-ils moins de questions ? Ils tentent leur chance et attendent le résultat. Parfois, cela doit fonctionner. Je le suppose, puisque notre espèce perdure. Ils ont sans doute raison. J'ignore ce que t'a dit ton commando pour te séduire. En tout cas, je sais tout ce que moi, je ne t'ai pas dit. C'est peut-être mieux ainsi. Tu sembles heureuse. Enfin, tu en avais l'air avant de te prendre une balle… Dieu merci, tu es vivante. On est amis, c'est déjà beaucoup. J'espère que tu me pardonneras de t'avoir précipitée dans ce cauchemar. Je vais faire en sorte de t'en sortir. Et puis on se reverra de temps en temps. Tu ne sauras jamais à quel point tout ce que nous avons partagé compte pour moi. Tant pis. On ne dit pas tout, même aux gens qu'on aime.