Fanny ouvrit soudain les yeux. Ben se figea. L'avait-elle entendu ? Son premier mouvement fut d'aller chercher le médecin, mais la jeune femme le retint.
— Benjamin…
— Tout va bien, tu es à l'hôpital.
— Je sais.
— Génial. Donc aucun problème.
C'était lui le plus stressé des deux.
— J'ai dormi longtemps ?
— Aucune idée. Je ne suis avec toi que depuis quelques minutes.
— Ils t'ont raconté ce qui s'est passé ?
Il hocha la tête positivement.
— J'ai rappliqué aussi vite que possible.
— Tu es au courant pour l'agent qui m'accompagnait ?
— Oui. Le pauvre gars.
— Ils ont tiré pour me tuer. S'il ne s'était pas retourné, c'est moi qui aurais reçu le projectile en pleine tête. Je ne devrais plus être là.
— Rappelle-toi nos cours d'histoire : tu nous fais un superbe complexe du survivant. Il n'a pas eu de chance et toi si. Tu n'es pas responsable.
Elle lui tendit la seule main qu'elle pouvait bouger. Il la saisit.
— Tu peux concevoir ça ? Je ne connaissais même pas son prénom et il est mort pour moi, à ma place.
— Tu n'y es pour rien. C'est dramatique mais c'est ainsi.
— On n'imagine pas que des atrocités pareilles puissent se produire en vrai, dans une ville en paix, au beau milieu de la foule. Cette terreur au milieu des enfants qui rentrent de l'école et des gens qui font leurs courses. Tu te rends compte ? Je trouvais amusant d'avoir un garde du corps. Comme si ça pouvait être « amusant »…
— Fanny, ne pense pas à tout ça. Pas maintenant.
Elle tourna son visage vers lui, des larmes au coin des paupières.
— Qui a tiré, Ben ?
— On ne sait pas encore, mais on va les coincer. Ils paieront.
— J'ai besoin de réponses.
— Elles viendront, on les trouvera.
Fanny était incapable de songer à autre chose. Elle ferma les yeux.
— Tu nais, tu grandis en découvrant le monde, tu fais des études, des projets. Tu espères, tu construis, et puis à un moment, sans savoir pourquoi, sans l'avoir voulu, tu te retrouves à une place à laquelle rien ne te prédestinait. On te colle un rôle que tu n'as pas choisi, et un type dont tu ne sais rien te vise à travers sa lunette pour te flinguer. Je n'arrive pas à effacer cette image de mon esprit.
— Rentre à Paris. Retrouve ta vraie vie et avec le temps, tu finiras par surmonter cette horreur.
— Même si la balle a manqué sa cible, j'ai reçu en pleine tête le message qu'elle portait : personne n'est à l'abri, nulle part, jamais. Chacun peut être mis en joue, pour ce qu'il sait, ou pour ce qu'il est. Comment vivre en sachant cela ?
— Je ne sais pas.
— Je sens encore le poids de mon ange gardien effondré sur ma poitrine. Même mort, il m'a protégée. Son sang, partout, entre mes doigts, jusque dans ma bouche…
Benjamin referma sa main sur celle de Fanny, mais rien n'y faisait. La jeune femme, le regard fixe, revivait la scène en boucle.
— Je n'ai même pas entendu les coups de feu. Tout est arrivé si vite… Il aura suffi d'une fraction de seconde pour détruire une vie et faire basculer la mienne.
— Ne dis pas des choses pareilles. Les services spéciaux vont te mettre à l'abri. Ils en ont les moyens. Tu ne seras plus jamais en danger.
Il sentit la brusque pression de ses doigts.
— Condamnée à me planquer, à disparaître ? Ce serait donner raison à ceux qui ont voulu m'abattre et admettre qu'ils sont les plus forts. Je ne vais pas leur faire ce cadeau. Je ne veux pas être mise hors circuit. Qui t'aiderait à décrypter les symboles ? Tu sais que je suis douée pour ce genre de recherches.
— Aucun doute sur ce point, mais je ne veux plus que tu prennes de risques.
— Tu viens de le dire toi-même : rappelle-toi nos cours d'histoire, Benjamin. Fuir n'aide jamais à surmonter les épreuves. Il faut affronter. Je refuse de voir ma vie empoisonnée par leur agression.
La porte de la chambre s'ouvrit et le médecin entra.
— Vous voilà réveillée, mademoiselle Chevalier. Votre épaule ne se manifeste pas trop ?
— Je ne sens absolument rien, docteur. Je suis complètement shootée.
— Tant mieux. L'infirmière va vérifier si votre pansement a besoin d'être changé.
Il se tourna vers Benjamin.
— Je vais vous demander de sortir, monsieur. Ne vous en faites pas, elle est entre de bonnes mains.
Ben s'apprêtait à obéir mais Fanny l'interpella :
— Tu pars sans me faire la bise ?
— Les Français et leur manie des bises…
— Si ça t'ennuie, va-t'en.
— Ne sois pas bête.
Il se pencha pour l'embrasser. Elle lui souffla :
— Pendant mon sommeil, c'est drôle, j'ai rêvé de l'université. Tout semblait si réel. Nous étions assis avec Peter et Amanda, sur les grands escaliers, au soleil. Je te demandais si tu m'aimais.
32
— Il est tard, essayez de dormir, conseilla Karen en raccompagnant Ben à la porte de son appartement à l'agence.
— Aucun risque. Je ne pense qu'à Fanny. Je suis inquiet pour elle.
— Je vous assure qu'elle est en sécurité. Son état de santé étant satisfaisant, on va la transférer vers un site militaire dans les prochaines heures. Faites-moi confiance.
— Je vous fais confiance.
Il désigna sa porte ouverte.
— Voulez-vous rester une minute ?
— Monsieur Horwood serait-il en train de m'inviter à prendre un dernier verre chez lui ?
— Je ne suis pas chez moi et votre boss, Petit Poney, a sifflé le peu d'alcool qui restait dans le bar.
— Y a pas à dire, vous savez vous y prendre.
Elle entra malgré tout et s'installa dans le canapé.
— Donc, rien à boire…
— Je peux vous proposer de l'eau du robinet et si ça vous tente, j'ai aussi du shampooing à la pomme.
— J'essaie d'arrêter, merci.
Ben ne tenait pas en place. Karen sentait qu'il n'était pas dans son assiette.
— Bien que ce ne soit pas votre sujet de conversation favori, je suppose que vous préférez savoir : le compagnon de Mlle Chevalier arrivera auprès d'elle demain matin, tôt.
— J'en suis très heureux pour eux deux.
— Nous avons eu du mal à le joindre. Il était en déplacement à Madrid. En découvrant son prénom, j'ai d'abord cru que c'était un surnom ou une boutade… Il s'appelle vraiment Alloa ?
— Vous aussi, ça vous amuse ?
— Presque autant que Benji. Il me semble que l'expression hawaïenne s'écrit différemment.
— Vous lui poserez la question à l'occasion. Par contre, d'après les photos que j'ai pu entrevoir de lui, à défaut d'être conforme à l'orthographe officielle, il a l'authentique allure d'un surfeur de là-bas.
— Alloa West. On dirait le nom d'un héros de bande dessinée.
— J'imaginais plutôt un personnage de série télévisée, le genre de mec qui vit sous un soleil éternel, dans une villa de milliardaire, avec une piscine géante autour de laquelle se pâment des filles sublimes qui n'attendent que lui.
— Quelle vision machiste ! Si ça se trouve, c'est le seul point d'eau de la région, auquel ces créatures viennent s'abreuver. Les jolies filles ont aussi besoin de s'hydrater.
— Pas si elles ont le privilège d'apercevoir Alloa West, l'homme qui d'un regard peut vous faire vivre ou mourir. Ce genre de type est la solution à tout, le rêve ultime. Il est livré avec tous ses accessoires. Il ne faiblit pas, ne freine jamais. Il ne se gare pas non plus — les créneaux, c'est vulgaire. Il saute de sa voiture de sport et l'envoie s'écraser contre un mur dans une explosion, même pour aller s'acheter du papier toilette.