— Benjamin, ces hommes-là n'achètent pas ce genre de chose.
— Vous avez raison. Les dieux n'ont jamais la diarrhée. C'est notre triste condition de mortels.
— Vous ne l'aimez pas.
— Vous êtes-vous déjà retrouvée devant quelqu'un qui réussit tout ce que vous ratez et qui occupe la place que vous rêviez d'avoir ?
— Une fois, oui. Pendant un accrochage au sud de Bagdad. J'aurais voulu être le superbe char d'assaut qui tenait la colline et distribuait généreusement ses rafales de pruneaux là où je n'arrivais même pas à en balancer un seul.
— Vous devez me trouver pathétique.
— Vous savez bien que non.
— Je ne le déteste pas. J'en suis jaloux.
— Comptez-vous passer le reste de votre vie à regretter ce que vous n'êtes pas et ce qui vous échappe ?
— Si je n'ai rien de mieux à faire, c'est une occupation comme une autre.
Ben haussa les épaules et s'intéressa à la carte murale.
— En attendant, nous allons devoir créer une fiche sur l'assassinat de Maximilien Köhn. La disparition de ses travaux constitue certainement une des clés de tout ce foutoir.
En cherchant un bristol sur sa table de travail, Benjamin tomba sur les relevés des symboles effectués par Fanny. Fidèle à sa promesse, elle avait soigneusement redessiné les différentes séries de signes, arête par arête. Elle avait toujours été douée pour le dessin. Il saisit les feuilles, le cœur aussi serré que si elle était morte.
— Je ne lui ai même pas annoncé que nous avions rapporté le cristal.
Sans qu'il s'en aperçoive, Karen l'avait rejoint et se tenait derrière lui.
— Il sera bien temps de lui en parler si elle revient sur l'affaire. D'autant qu'il n'est plus disponible pour le moment.
— Qu'en avez-vous fait ?
— À cette minute même, il est enfermé dans le coffre de la résidence de Marcus Bender, à Oxford.
— Quel irresponsable a eu cette idée saugrenue ? s'exclama Ben, stupéfait.
— Moi. Et ne vous en déplaise, j'en suis fière. Walczac nous a permis d'utiliser son piège. Nous ne pouvions pas laisser passer pareille opportunité. Dans le peu de temps dont nous disposions, nous avons légèrement amélioré son traquenard. Je trouve le résultat très convaincant. Avec quelques informations qui ont « fuité », deux ou trois aménagements et des figurants, nous avons donné plus de corps à son leurre. Mais le dispositif n'aurait pas été complet sans le véritable appât. Ceux que nous traquons ne font pas les choses à moitié, nous devons agir de même. Nous avons donc désormais un Marcus Bender plus vrai que nature qui attend patiemment son prédateur dans un environnement ultra-verrouillé.
— Les pros sont à la manœuvre… Et si on se fait piquer le cristal ?
— Plan B : on démissionne et on part élever des moutons dans le Kent. Je filerai la laine sous une fausse identité pendant que vous ferez des petits fromages bio.
— Karen, je m'en voudrais beaucoup de voir ma détestable désinvolture déteindre sur vous.
— Blague à part, on ne se fera pas surprendre deux fois. L'équipe est très remontée.
— Cela n'empêche pas nos adversaires de mener le jeu. Ils font ce qu'ils veulent et on encaisse. Ils s'en sont quand même pris à Fanny.
— Navrée de vous contredire, mais ils n'ont pas atteint leur objectif. L'un des nôtres l'a payé de sa vie, mais votre amie est vivante.
— C'est juste. Pardonnez-moi. Quand je suis épuisé, je dis n'importe quoi.
— Cela vous arrive aussi quand vous êtes bien reposé.
Doucement, pour évacuer la tension, Ben étira sa nuque en inclinant la tête.
— Pourquoi ont-ils voulu éliminer Fanny ? La perçoivent-ils comme une menace ?
— Pas forcément. Dans la partie d'échecs qui se joue, ils ont peut-être voulu se servir du cavalier pour déstabiliser la tour. Avez-vous déjà oublié la leçon numéro deux du chapitre sur les prisonniers ?
Ben fit appel à sa mémoire avant de réciter :
— « Celui qui est identifié comme détenant le plus d'informations est maintenu en vie le plus longtemps. » Quel rapport ?
— Ils n'ont mis que quelques jours à identifier et cibler Mlle Chevalier. Ne vous y trompez pas, ils ont aussi un œil sur vous depuis le début. Votre appartement a été fouillé moins de quarante-huit heures après notre premier contact.
— Et alors ?
— Si vous n'étiez qu'une gêne pour eux, ils auraient déjà essayé de vous rayer définitivement de la partie.
— Merci, je me sens beaucoup mieux.
— Mais ils ne l'ont pas fait. Alors je suppose qu'en supprimant Fanny, leur but était de vous mettre sous pression.
— Pourquoi feraient-ils cela ?
— Peut-être parce qu'ils ont besoin de vous.
— Pardon ? À quoi pourrais-je leur servir ? Je ne suis pas dans leur camp et je peux vous assurer qu'après ce qu'ils ont fait à Fanny, mon envie de les traquer prend un tour très personnel.
— Le fait est qu'ils n'ont rien tenté contre vous alors qu'ils n'ont pas épargné Fanny. Si j'en juge par ces fiches sur le mur, ils ne font rien sans raison. Il faut creuser.
— C'est ma tombe que je peux commencer à creuser. Parce que lorsqu'ils comprendront qu'ils n'obtiendront jamais rien de moi, je ne donne pas cher de ma peau.
— Vous aviez sans doute vu juste.
— À quel propos ?
— Peut-être en veulent-ils vraiment au Christmas pudding de votre tante.
— Comment pouvez-vous plaisanter dans une situation pareille ?
— Benjamin, je m'en voudrais beaucoup de voir mon insupportable sérieux déteindre sur vous.
33
La nuit était depuis longtemps tombée sur Oxford. Seuls les chants d'une poignée d'étudiants éméchés s'élevaient au loin. Même ivres, ils s'en sortaient plutôt bien et ne pouvaient en aucun cas être tenus pour responsables de la pluie qui rinçait la cité.
Dans un ensemble parfait, deux hommes sautèrent le haut mur de brique qui entourait la propriété. Retombant à l'intérieur avec souplesse, ils se fondirent aussitôt dans les massifs végétaux du fond en ne provoquant que quelques bruissements. Ils avaient choisi une stratégie d'approche évitant les rues, par l'arrière, en se faufilant de parcs en jardins dans la zone résidentielle historique huppée. Deux silhouettes furtives. Depuis quelques jours, ils avaient pris soin de repérer précisément les lieux, utilisant même un drone de moyenne altitude. Comme des champions de course de haies, ils franchissaient les obstacles avec une redoutable efficacité, poursuivant méthodiquement leur percée en direction de la résidence de Marcus Bender.
Les systèmes de surveillance — au demeurant assez rudimentaires — étaient déjà identifiés, et le modèle de coffre-fort ancien John Tann installé dans le salon n'allait poser aucun problème. Ils n'auraient même pas à le forcer. Ces antiquités sont faites pour rassurer les retraités nostalgiques, pas pour résister aux dernières technologies. Le collectionneur dormait au premier étage, seul. Ils avaient pour instruction de le laisser dormir. Si par contre il venait à les surprendre, une option plus radicale était programmée.
Les deux ombres progressaient rapidement en évitant les zones découvertes. Vêtus de treillis militaires et de gilets tactiques, équipés de petits sacs à dos ainsi que de lunettes à vision nocturne, les intrus étaient remarquablement entraînés. Leur course puissante ne comportait aucune hésitation. Même si la mission s'annonçait simple, ils l'abordaient comme une véritable opération en territoire ennemi. Aucune parole échangée. Pas de liaison avec leurs commanditaires.