— Tu en parles comme de codes. C'est étrange. À l'époque, ce message n'avait rien de cryptique, et il a même été conçu avec l'ambition d'être compris du plus grand nombre. Ironie du sort, aujourd'hui, nous nous cassons les dents dessus sans rien en saisir. Il doit y avoir, quelque part au cours de l'histoire, une rupture dans la chaîne de transmission du savoir…
Fanny désigna un petit cercle marqué en son centre d'un point.
— Celui-là me complique bien la vie. Il introduit une variable supplémentaire. Selon l'époque, il a signifié beaucoup de choses différentes qui, suivant le cas, pourraient radicalement modifier le sens de l'ensemble. Un rond avec un point au milieu. L'univers chez les anciens, ou l'œil des dieux chez d'autres. On le retrouve jusque dans l'alchimie européenne comme représentant l'or et le soleil.
West montra l'un des symboles.
— Et là, c'est une croix gammée nazie ?
— Ça y ressemble effectivement, répondit Fanny. Mais en l'occurrence, elle n'a pas du tout la signification que nous lui attribuons. Le svastika existait bien avant qu'Hitler ne se l'approprie comme emblème de son parti, puis du Reich. Ce signe est l'un des plus anciens jamais tracés par les humains. Il est présent dans de nombreuses civilisations. Difficile de dire avec certitude quand et où il est apparu, mais on le retrouve en Mésopotamie, en Asie et en Inde, où il est encore utilisé comme un symbole très positif. Il figure aussi sur des ornements ou des objets relevant de civilisations précolombiennes.
— Que représente-t-il ici ?
— Excellente question ! s'exclama Ben. Cette croix, dont les branches ressemblent à la lettre majuscule gamma grecque — ce qui lui a valu son qualificatif tardif de « gammée » —, revêtait déjà de nombreux sens avant qu'Hitler n'en fasse le logo de son infamie. Suivant les époques et les continents, les spécialistes estiment que cette croix a pu évoquer le soleil et sa rotation, la convergence des énergies telluriques, et même les courants cosmiques alors supposés porter notre monde. Son interprétation est multiple mais sa notoriété quasi universelle.
Fanny fixait Benjamin avec toute la relative sévérité dont elle était capable. Elle n'aimait pas quand il se lançait dans ses petits exposés encyclopédiques destinés à impressionner les néophytes. Cela ne correspondait pas à ce qu'elle appréciait chez lui. Elle savait aussi que, paradoxalement, il n'usait de cet artifice que devant des gens vis-à-vis desquels il se sentait en infériorité. Pour sa part, Alloa semblait captivé devant cet étalage de culture.
— Passionnant, fit celui-ci. En tout cas, s'il cherchait l'efficacité visuelle, Hitler ne s'est pas trompé en la choisissant.
— Disons qu'il a été habilement conseillé, précisa Ben. Probablement par Karl Haushofer, l'une des principales éminences grises de l'occultisme nazi. Ancien directeur de l'Institut géopolitique de Munich, Haushofer s'y lia d'amitié avec l'un de ses élèves, l'épouvantable Rudolf Hess, qui devint l'un des plus proches complices d'Hitler. Haushofer fut aussi un membre influent de l'ordre de Thulé, dont le salut caractéristique — bras tendu associé au « Heil » — fut aussi récupéré par le Führer.
— J'ai déjà entendu parler de cette espèce de confrérie. Une de ces sociétés secrètes qui plaçait les Aryens au-dessus de tout et qui a nourri la doctrine nazie ?
— Exact.
Même si le ton professoral de Ben ne lui plaisait pas trop, Fanny s'amusait de voir les deux hommes discuter. Au travers de leur échange, ils semblaient trouver un plaisir que ni l'un ni l'autre, pour des raisons différentes, n'avait anticipé.
Karen fit irruption par la porte restée ouverte.
— Déjà debout ?
— Depuis un bon moment. J'ai même de la visite, comme vous pouvez le constater.
L'agent Holt fit un bref signe de tête et lâcha :
— Ils ont mordu à l'hameçon, ils ont essayé de voler la pyramide au cristal.
— Devons-nous fuir et passer le reste de nos vies cachés au milieu des moutons ?
— Inutile pour cette fois. Sur cette manche, on leur inflige même un bel échec et mat. Le boss nous attend en salle de réunion. Monsieur West, je suis obligée de vous demander de retourner attendre à l'accueil.
Fanny fronça les sourcils.
— Vous aviez le cristal ? Et vous ne m'avez rien dit ? C'est quoi cette histoire de moutons ?
35
Comme si le temps s'était figé depuis son arrivée dans le service, Benjamin retrouva le patron de Karen assis exactement à la même place et dans la même posture que lors de leur toute première entrevue. Sourire mécanique, costume identique, geste parfaitement rodé pour les inviter à s'asseoir.
Ce type constituait une telle énigme que, l'espace d'un instant, Benjamin envisagea qu'il ait pu bénéficier de technologies ultrasecrètes pour se faire cloner afin que l'une de ses versions reste là en permanence, mise en scène dans ce fauteuil sous une lumière valorisante pour assurer les rendez-vous, pendant que d'autres exemplaires s'amuseraient — par exemple — à surprendre les gens sortant de leur douche.
— Mademoiselle Chevalier, je suis heureux de vous retrouver sur pied. Nous nous sommes beaucoup inquiétés à votre sujet.
— Merci, monsieur. Je vais bien.
— Monsieur Horwood, Karen m'a fait part de votre courage lors de votre rocambolesque captivité dans les souterrains de Budapest. Merci pour votre tentative. Votre geste était stupide, totalement irresponsable et voué au fiasco, mais d'une indéniable noblesse.
Ben resta sans voix. Comme la première fois, Holt se tenait auprès de son patron, qui commença son exposé.
— Ce matin, à trois heures trente-huit exactement, deux hommes ont tenté de dérober la pyramide au cristal à Oxford. Des mercenaires très bien équipés et parfaitement préparés. L'un d'eux a été abattu lors de l'assaut donné pour leur capture mais l'autre a pu être appréhendé. Même si l'individu connu sous le pseudonyme de Nicholas Dreyer n'était pas de la partie, nous détenons désormais un de ses pions. Le prisonnier a été endormi et exfiltré vers l'un de nos centres d'interrogatoire, où il ne devrait pas tarder à reprendre ses esprits. Une fois son identité établie, nous aurons beaucoup de questions à lui poser. Peut-être en avez-vous aussi ? Réfléchissez-y dès maintenant.
« Ce succès n'est cependant qu'un premier pas. Ces deux individus ne sont pas arrivés jusque-là tout seuls. À la seconde où je vous parle, nos agents sont lancés dans une course contre la montre afin de remonter jusqu'à ceux qui les ont accompagnés ou dépêchés sur place. J'ai mis beaucoup de monde sur le coup : analyse de leurs équipements et des données logistiques, recherche de véhicules suspects à proximité, vérification des chambres et locations réservées dans la région, et bien entendu contrôle des circuits de surveillance des gares et des aéroports. Tout est passé au crible. Nous faisons le plus vite possible afin que personne n'ait le temps d'effacer leurs traces. Je suis tenu informé de ces investigations en temps réel.
« Autre point positif, la pyramide au cristal devrait être rapatriée dans quelques heures et vous sera confiée pour étude. Nous nous efforcerons de mettre à votre disposition les moyens matériels et humains dont vous pourrez avoir besoin. Puisque nous sommes réunis — heureusement sains et saufs ! — , je profite de l'occasion pour vous remercier très sincèrement de votre implication qui, vous le constatez, commence à porter ses fruits. J'imagine que les épreuves traversées par chacun de vous ces dernières heures vous ont convaincus de l'urgence d'agir.