— Bienvenue dans notre PC de surveillance et de communication qui n'existe pas.
— Une vraie salle de lancement de fusées, ou plutôt un sous-marin.
— Le terme de sous-marin est assez approprié, surtout étant donné la profondeur à laquelle nous nous trouvons. Mais je vous préviens, Benjamin : si vous faites seulement mine d'espionner un seul de ces écrans, je serai obligée de vous abattre froidement pour haute trahison.
— Ne vous moquez pas de moi. Au fond là-bas, j'en vois un qui regarde des dessins animés.
— Vous allez donc mourir à cause d'un épisode de Scooby Doo, tout ça parce que les agents de permanence ont accès au câble pour se détendre pendant leur pause…
Ils partagèrent un rire qui ne cadrait pas vraiment avec l'austérité studieuse du lieu. L'agent Holt amena l'historien jusqu'à un poste devant lequel opérait un homme étonnamment jeune.
— Je vous présente l'un de nos meilleurs analystes, Tyler. Et voici Benjamin, enquêteur.
Le technicien hocha la tête sans quitter son écran des yeux. Holt demanda :
— Pouvez-vous nous montrer les captations d'Oxford, s'il vous plaît ?
Le jeune homme fit défiler une liste de dossiers et cliqua sur l'un d'eux. Alors que des vues du jardin s'affichaient sous différents angles, Karen expliqua :
— Les abords de la résidence étaient truffés de caméras. Nous ne voulions pas risquer de nous faire surprendre par nos invités. En visionnant les fichiers, un point a immédiatement attiré notre attention, surtout concernant l'individu que vous pouvez suivre sur la droite.
Ben observa les images avec attention. Après lui avoir laissé quelques instants, Karen l'interrogea :
— Qu'en dites-vous ?
— Il court plus vite que moi, ça c'est sûr. Il a l'air de savoir où il va…
— Rien ne vous choque dans son comportement ?
— Si. Il piétine les fleurs sans ménagement, c'est effectivement très choquant, surtout dans une cité aussi respectueuse des traditions qu'Oxford.
Ben plissa les yeux, tentant de se concentrer sans trop savoir sur quoi.
— L'individu semble légèrement plus vif que son acolyte, fit-il au bout de quelques secondes, mais je ne décèle rien d'autre de particulier. Mettez-moi sur la voie.
— Plus vif, c'est le mot. J'imagine que dans le cadre de vos études, vous avez dû visionner de nombreuses images de soldats au combat.
— Plus qu'à mon goût, en effet, mais les circonstances et le type de prises de vues étaient très différents. Difficile de comparer. Désolé, mais je ne vois toujours pas.
— Regardez comme il cavale. Vous allez le voir sauter un muret de plus d'un mètre sans même paraître faire un effort.
— Ne le prenez pas mal, Karen, mais vous courez un peu comme ça…
— Je vous promets qu'il existe quand même une différence entre ce type et moi.
— C'est vrai, il a beaucoup moins de charme que vous.
Le nez dans son clavier, Tyler sourit sans oser vérifier l'effet que produisait la remarque sur l'agent Holt.
De caméra en caméra, Ben suivait la progression des deux hommes dans le jardin. Celui qui semblait le plus rapide s'adossa à la maison sans donner le moindre signe d'essoufflement et fit la courte échelle à l'autre, avant de le rejoindre à l'intérieur d'un seul bond impressionnant.
— Il bouge comme un ninja, commenta Ben.
— C'est lui que nos forces d'élite ont été contraintes d'abattre. Son comportement nous a incités à pratiquer une autopsie et des analyses complémentaires.
— Il était sous l'effet d'une drogue ?
— Il avait pris de la méthédrine. Savez-vous ce que c'est ?
Surpris, Ben marqua un temps avant de répondre :
— Tous ceux qui s'intéressent à la Seconde Guerre mondiale le savent : c'est de la méthamphétamine, une belle saloperie qui élimine la sensation de fatigue. Le sujet est aussi en proie à une confiance en soi irraisonnée et fait preuve d'agressivité. Cette substance fut autrefois massivement produite en Allemagne sous le nom de Pervitin, parce qu'Hitler en gavait ses troupes. Les effets psychiques de ce poison étaient si dévastateurs que plus aucune armée au monde n'en a utilisé depuis.
— Nous en étions convaincus nous aussi, mais il faut croire que quelqu'un est en train de la remettre à la mode.
L'esprit de Ben tournait à toute allure. Il demanda :
— À tout hasard, avez-vous identifié le poison utilisé par le prisonnier pour se suicider ?
— Du cyanure, stocké dans sa dernière molaire.
— Le moyen préféré des nazis.
— Qu'en pensez-vous, monsieur l'historien ?
— Churchill a bien fait de créer votre service.
37
Extrait d'une présentation rédigée par Heinrich Himmler et datée du 17 octobre 1939, alors que déjà à la tête des SS, il vient d'être nommé Commissaire du Reich pour le renforcement de la race allemande : « Le royaume d'Irak englobe aujourd'hui la plus grande partie de l'antique Mésopotamie. C'est dans sa zone la plus fertile, sur les rives de ses deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate, que sont nées les premières cités-États, celles-là mêmes où seront définies les saisons, et mis au point l'écriture, l'agriculture organisée, la monarchie, les remparts de fortifications, les premiers systèmes d'échanges commerciaux reposant sur une comptabilité, les laboratoires d'étude des sciences, et beaucoup des principes architecturaux sur lesquels s'épanouiront ensuite la grandeur de l'Égypte et la puissance de la Grèce et de Rome. Cette région est aujourd'hui une priorité stratégique absolue pour plusieurs raisons.
(…) C'est dans les mémoires et les vestiges des civilisations sumérienne, assyrienne et babylonienne, qu'il nous faut chercher les clés des révélations disparues. Seule cette compréhension pourra nous donner les moyens de domination absolue face au chaos et à la décadence, position plus élevée encore que celle promise par les futures victoires de nos glorieuses troupes. J'entends assigner autant d'hommes et de matériel qu'il le faudra à cette mission dont je garantirai moi-même le bon déroulement jusqu'à complète réussite des fouilles et recherches. » Fin de citation.
Alors que la Seconde Guerre mondiale s'étend, Rachid Ali al-Gillani prend le pouvoir en Irak, décidé à s'affranchir de l'influence britannique et à se rapprocher du Troisième Reich. Lorsque éclate la guerre anglo-irakienne en avril 1941, l'Irak fait appel au soutien des forces de l'Allemagne hitlérienne pour résister à la tentative de reprise en main.
Certains déplacements terrestres allemands de troupes et de matériels ne répondent cependant à aucun objectif militaire stratégique cohérent. Le renforcement des positions ou la préparation de la guerre du Levant ne justifient pas ces affectations, notamment dans la province de Dhi Qar, aux abords de la ville de Nassiriya. C'est en effet dans cette région que se concentrent la plupart des contingents humains et mécaniques, qui, sur la foi des inventaires partiels découverts, font état d'engins d'excavation et semblent plus relever de l'archéologie à grande échelle que du combat.
Incapable de fermer les yeux après avoir lu cette note, Benjamin en fut réduit à fixer le plafond blanc pour ne plus recevoir aucune information susceptible d'ajouter au chaos de ses pensées. Dans son esprit, les pièces du puzzle tournoyaient autour de lui, mues par une tornade. Il éprouvait la même sensation que s'il s'était tenu debout au cœur de l'œil d'un cyclone, cerné par l'infernal tourbillon d'éléments disparates volant en spirale en se télescopant. La Mésopotamie, un savoir alchimique perdu, le Reich d'Hitler, des indices disséminés sur différents continents, à différentes époques, traqués par des gens prêts à tout pour en percer les secrets.