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— À partir d'un plan qui ne correspond à rien ?

— Tout dépend de la façon d'envisager les choses…

— Expliquez-vous.

— Au début des années soixante, l'Égypte s'est lancée dans un plan de développement économique sans précédent. Pour étendre les zones fertiles et produire de l'électricité, le président Gamal Abdel Nasser a décidé de construire un nouveau barrage sur le Nil, le haut barrage d'Assouan, immense, là où le relief le permettait.

— Quel rapport avec notre affaire ?

— J'y viens. Sur les berges du fleuve se dressaient alors de nombreux monuments, dont les inestimables temples d'Abou Simbel, le petit et le grand, creusés à flanc de falaise sur la rive ouest. La construction du barrage et surtout la création du gigantesque lac de retenue d'eau en amont les condamnaient à être engloutis. Alertée, l'Unesco a lancé une opération de sauvetage inédite dans l'histoire du monde. Pour la première fois, la communauté internationale s'est mobilisée afin de préserver les temples et quelques monuments voisins, voués à disparaître sous les flots. Cette opération a été financée par plus de quarante pays. Je ne me souviens pas de tous les détails, mais c'est une légende chez tous les passionnés d'histoire. Il ne s'agissait pas de temples bâtis, mais creusés dans la roche. Il n'était pas question de démonter des pièces assemblées, mais d'arracher ce chef-d'œuvre à sa gangue de pierre. Ce fut le chantier du siècle, un exploit technique et logistique sans précédent. C'est d'ailleurs sur ce projet que l'Unesco a inventé le concept de « patrimoine de l'humanité ». Des dizaines de milliers de tonnes de roches soigneusement découpées, référencées, transportées et réassemblées plus haut, à l'abri du futur lac. C'est ainsi qu'aujourd'hui, les temples sont réinstallés sur le plateau rocheux au pied duquel ils avaient été originellement creusés. D'ailleurs, je ne suis pas certain qu'étant donné les moyens et le temps limités, la totalité du lieu ait été transplantée. Ils ont vraisemblablement été obligés de concentrer leurs efforts sur les pièces essentielles. Quoi qu'il en soit, ce qui se visite de nos jours est une recréation brillamment reconstituée au sein d'une gigantesque structure artificielle de béton et d'acier sous laquelle les salles sauvées ont été réinstallées.

Pour la première fois, Ben vit Karen et son patron stupéfaits.

— Vous voulez dire qu'une partie du temple est restée sur l'ancien site désormais submergé par les eaux du barrage ?

— Tout à fait. Ce serait logique s'il s'agit d'une salle secrète non découverte à l'époque.

— Le plan saisi peut-il correspondre à cette section ?

— Il faut s'en assurer, mais c'est bien possible.

Le chef du service demanda :

— Savez-vous comment vous y prendre pour vérifier ?

— C'est mon métier, c'est ce que je fais pour le British Museum.

— Je croyais que vous étiez spécialisé dans l'histoire des sciences ?

— La méthodologie de recherche est la même, seul le sujet change.

— De combien de temps avez-vous besoin pour trouver la réponse ? intervint Karen.

— Laissez faire les professionnels.

Le patron ne remarqua pas le regard chargé d'amical défi qu'échangèrent Karen et Ben. Il avait désormais d'autres soucis.

— Si votre intuition se confirme, cela signifie que le camp d'en face compte aller récupérer on ne sait quoi dans les restes d'un temple égyptien englouti.

— Ils n'ont pas d'autre choix.

— Il faut que ce qui est enfermé là-dedans vaille vraiment la peine pour tenter une telle expédition.

— Karen l'a déjà dit et elle a raison : nos adversaires ne font rien à moitié.

— Vous réalisez ce qu'implique une opération de ce type ?

— Les bonnes affaires, surtout en archéologie, se dénichent rarement dans la supérette du coin.

— Au lieu de vous foutre de moi, vérifiez immédiatement ce plan. Tant que les autres ignorent que nous avons compris ce qu'ils préparent, nous gardons une longueur d'avance. Ne la gâchons pas.

39

Cet avion-là était bien moins confortable qu'un jet. En comparaison, on pouvait même le qualifier de spartiate — pour autant que ce qualificatif antique puisse s'appliquer à une machine aussi moderne. Beaucoup plus gros, avec des moteurs bruyants et des petits sièges aussi durs qu'étriqués installés en rangs serrés pour dégager le plus d'espace possible pour la soute de fret installée en queue. Pas un seul chocolat, aucun petit sandwich sur les tablettes — pas de tablette non plus d'ailleurs — mais des militaires qui, bien qu'en opération, étaient exceptionnellement habillés en civil pour ne pas attirer l'attention une fois sur site.

Ben n'acceptait pas la situation personnelle dans laquelle il se retrouvait après avoir confirmé la véritable nature du plan. Assis en biais sur un strapontin d'allée, il s'était isolé au fond de la cabine, tournant le dos à ses compagnons de voyage. Il regardait fixement les parachutes alignés sur la paroi arrière. Pour passer le temps, il n'avait rien trouvé de mieux que d'envisager tous les scénarios catastrophes possibles qui pourraient le contraindre à en enfiler un. Il imaginait déjà les gyrophares rouges tournoyant dans le hurlement des sirènes d'alerte, les guerriers ajustant sans panique ces étranges sacs à dos kaki avant de sauter vaillamment par la porte béante pendant que lui se prenait les pieds dans les sangles jusqu'à s'étouffer avec. Une fin pathétique pour un type supposé instruit ayant de surcroît étudié les plus grands trépas de l'histoire. Ben connaissait en effet toutes les façons de mourir, des plus spectaculaires aux plus étranges, avec une préférence pour celle du général John Sedgwick qui, pendant la guerre de Sécession, déclara lors d'un affrontement avec les Confédérés : « À cette distance, ils n'arriveraient même pas à toucher un élépha.… », et mourut sans avoir achevé sa phrase, d'une balle reçue dans l'œil gauche. Tant de fins historiques, injustes ou méritées, héroïques ou lâches, publiques ou secrètes, mais aucune n'impliquait l'incapacité d'enfiler un parachute. Quelle importance, après tout ? Même s'il avait réussi à s'équiper, une fois à la porte, Ben n'aurait jamais eu le cran de se jeter dans le vide. Resté seul dans l'avion en perdition, attendant que l'engin s'écrase ou explose dans la plainte déchirante des turbines, il aurait certainement songé à envoyer un dernier texto à la personne qu'il aimait le plus.

Qui donc aurait-il choisi ? Depuis son départ du bureau, sa plante verte devait être crevée et ce stupide chat pisseux ne savait pas lire. Son père était décédé depuis déjà longtemps, et s'il écrivait à sa mère qu'il vivait ses derniers instants, elle lui répondrait sans doute : « D'accord, mais n'oublie pas d'apporter les gâteaux dimanche prochain. » S'il était honnête, son ultime message devrait aller à Fanny. Mais en pareille circonstance, pourrait-il continuer à faire semblant de n'être qu'un bon copain ? Avec tout ce qu'il devait lui avouer, il allait pulvériser le record du SMS le plus long de l'histoire et n'aurait jamais assez de forfait. Et quand bien même, était-ce vraiment un cadeau à lui faire ? Désormais heureuse avec son athlète, sa vie était ailleurs alors que la sienne allait finir dans le bouquet final du premier feu d'artifice jamais tiré vers le bas, avec en prime une boule de feu et un gros crac.

La voix — bien réelle — de Karen le fit sursauter.

— On vous attend à l'avant pour le briefing. Ensuite, si ça vous chante, vous pourrez revenir admirer vos nouveaux amis, ironisa-t-elle en désignant les sacs accrochés.

— Rassurez-moi, on va bien se poser ? On ne va pas être obligés de sauter ?