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Benjamin souffla de dépit et de colère. Il lâcha, la voix rauque :

— Et j'ai surgi dans son éternité, détruisant tout…

— Non, Benjamin. Tu l'as libérée. Tu l'as relevée de sa charge en la reprenant à notre compte. Nous avons aujourd'hui les moyens de porter ce savoir et de le protéger.

— En es-tu certaine ? D'autres que nous cherchent à s'en emparer, et même si nous ignorons qui ils sont, nous en savons assez sur eux pour être sûrs que leurs intentions ne sont pas aussi positives que celles des rois de Sumer. À l'époque, ceux que l'on se permet aujourd'hui de juger comme « primitifs » ont eu la sagesse de tirer les leçons de leur témérité et de sécuriser ce qui pouvait conduire à en reproduire les effets. Aujourd'hui, alors que nous sommes convaincus d'être doués, comme des enfants irresponsables, nous oublions les enseignements de ces précurseurs au risque de déclencher une autre catastrophe. On appelle cela jouer avec le feu, ou tenter le diable. Jamais ces expressions n'ont eu autant de sens.

— Tu crois à la colère des dieux ?

— Cette colère n'est peut-être qu'une vue de l'esprit. Mais d'où que provienne cette puissance, elle peut nous détruire. L'enjeu est là. Expérience scientifique ou fait divin, ce Premier Miracle nous menace. En ce temps-là, les faits incompris, maléfiques ou bénéfiques, étaient perçus comme ne pouvant être que l'œuvre de divinités. Aujourd'hui, c'est bien différent : beaucoup sont convaincus d'être plus malins que n'importe quel dieu.

— Benjamin, nous pourrions parfaitement décider de ne rien révéler de ce que nous avons découvert. Le secret d'Ânkhti serait préservé.

— Il est trop tard, Fanny. Le tombeau a été ouvert. Les pyramides aux cristaux sont presque réunies. Dès lors qu'un savoir existe, le fait qu'il soit connu et exploité n'est plus qu'une question de temps.

— Il n'est pas trop tard. Nous avons encore les cartes en main.

— Rien n'est moins sûr. Karen a raison. Nous jouons une partie d'échecs. Ce n'est pas un roi ou une reine qui vient de faire son entrée sur le plateau de jeu, c'est un mouvement inédit, une modification des règles qui n'implique plus seulement l'affrontement d'une pièce face à l'autre. Si ce coup-là est joué, si quelqu'un applique cette règle occulte, c'est tout l'échiquier qui partira en poussière, et il n'y aura aucun vainqueur. J'ai du mal à croire que sur autant de générations, les descendants du savant exilé aient pu faire preuve d'une parfaite loyauté. Logiquement, il aurait dû s'en trouver au moins un pour tirer parti de son savoir dans un intérêt personnel.

— Alors pourquoi cela ne s'est-il pas produit ?

— Parce que, en entendant le récit de ce qui s'est passé, en l'apprenant de la bouche de son père ou de sa mère, je devine que chacun a été tellement épouvanté, tellement impressionné, qu'il en a oublié son propre intérêt. Fanny, l'histoire de l'humanité nous l'a enseigné à maintes reprises : lorsqu'un individu découvre que sa propre vie ne vaut plus rien, il accepte de se sacrifier pour son espèce. C'est en nous. C'est ce qui fait de nous des humains. C'est ce qui nous a permis de survivre au pire depuis la nuit des temps.

Il fit une pause.

— Merci de m'avoir confié l'histoire d'Ânkhti. Je me sens déjà mieux depuis que je sais qui elle est.

— Tu sembles chamboulé.

— Je le suis. Mais si ma mémoire est bonne, en commençant, tu avais parlé de deux femmes. Quelle autre histoire voulais-tu me raconter ?

— Finalement, je veux bien que tu m'offres un verre. Pas du jus de tomate. Sers-moi quelque chose de costaud et prends-toi la même chose, tu vas en avoir besoin.

53

À la première gorgée de scotch, Benjamin s'étrangla. Fanny avala le sien d'un trait, comme s'il s'agissait d'un élixir capable de lui donner tout le courage dont elle avait besoin. Dans un claquement mat, elle reposa son verre vide sur la table basse avec le geste d'un joueur d'échecs qui positionne une pièce. D'une voix légèrement enrouée par l'alcool, elle déclara :

— L'autre femme est bien moins importante qu'Ânkhti. Il s'agit de moi.

Horwood afficha sa surprise.

— Tu espères me raconter une histoire te concernant que je ne connaîtrais pas ?

— Oui. Une histoire dont tu fais partie.

— Mais…

— S'il te plaît, ne m'interromps pas, fit-elle en levant la main. Ce n'est déjà pas évident…

Elle se redressa pour se donner plus d'assurance.

— Demain, après la réunion officielle avec les types du gouvernement, je vais partir pour quelque temps. Je ne l'ai pas voulu, Benjamin. C'est le directeur qui me l'a ordonné. Il dit que j'ai besoin d'une pause, à cause de l'attentat et de ma blessure à l'épaule — entre autres. Il a sans doute raison, même si travailler d'arrache-pied sur les reliques du tombeau m'a fait beaucoup de bien. Du coup, il nous envoie, Alloa et moi, nous mettre au vert je ne sais où, dans une de leurs adresses secrètes, au soleil, loin de tout, pour que je me repose à l'abri. Mais je compte ensuite revenir t'aider à poursuivre les recherches.

Ben ne broncha pas.

— Tu ne dis rien ?

— Tu m'as demandé de me taire.

— Oui, mais là, tu pourrais réagir.

Il fit mine de réfléchir.

— À quelle réaction t'attends-tu ? Je suis très content pour vous deux. Mets de la crème avant d'aller bronzer et si vous allez sur une île, n'oblige pas ton homme à faire de la plongée, je pense qu'il est vacciné pour un moment. Pense aussi à m'envoyer une carte postale.

— Je suis enceinte, Benjamin.

Quelque chose de violent se produisit dans le cerveau d'Horwood. Un court-circuit, une explosion, un incendie jusque dans les archives. Le feu se propagea vite, attisé par des rafales de sentiments. Les flammes gagnèrent tous les étages. Ce fut la panique partout, jusqu'au service de coordination des mouvements. Il allait falloir plus d'une caserne pour espérer maîtriser ce sinistre.

Les femmes sont parfaitement capables de faire disjoncter un esprit masculin pourtant solide. Une seule aurait pu suffire à venir à bout de celui de Benjamin ce soir-là. Ânkhti et son destin avaient déjà miné le terrain, mais la nouvelle de la grossesse de Fanny ouvrit en grand les stocks de produits inflammables. Aucun homme ne peut encaisser ce genre de séisme sans fissurer ses structures.

À voir la tête qu'il faisait, Fanny comprit que Benjamin n'était pas en mesure d'avoir une réaction cohérente. Elle attendit qu'il arrête de faire un bruit de pneu qui se dégonfle pour ajouter :

— Alloa n'est pas encore au courant. Je compte lui annoncer la nouvelle pendant que nous serons au calme. Je tenais à te prévenir avant. C'est sûrement idiot, mais pour moi, cette annonce en avant-première est comme un cadeau que je suis heureuse de t'offrir. Je te dois bien ça.

Benjamin mobilisait toutes ses ressources pour essayer de faire bonne figure.

— Est-il possible de faire comme si je n'avais rien entendu ? Peut-on s'en tenir à Ânkhti pour cette nuit, et reparler de tout cela à tête reposée, à ton retour ?

— Quelqu'un que j'aime énormément m'a dit très récemment : « Dès lors qu'un savoir existe, le fait qu'il soit connu et exploité n'est plus qu'une question de temps. »

— Soit. Parlons-en.

— Tu n'es pas heureux que je sois enceinte ?

— Bien sûr que si, mais je suis assez gêné de l'apprendre avant le père !

— Il comprendra. Il sait qui tu es pour moi. J'espère d'ailleurs que tu accepteras d'être le parrain de notre enfant. Chez nous, en France, c'est très important. On ne demande pas cela à n'importe qui. Ainsi nous serions un peu de la même famille.