Alors qu'ils montaient les marches, l'écho de leurs pas synchronisés résonnait dans le silence. Au seuil de la chambre mortuaire, Ânkhti s'immobilisa. Elle commença à parler. Ben entendait sa voix mais ne comprenait pas sa langue. Elle lâcha sa main pour avancer seule.
Sur la dalle du sarcophage ouvert, elle saisit les uns après les autres les objets alignés, puis les déposa dans leurs logements respectifs en racontant ce qu'ils étaient. Benjamin écoutait. Il aurait voulu comprendre ce qu'elle expliquait. Il savait à quel point c'était important. Pourtant, le sens lui échappait et il ne s'attachait qu'à l'émotion qu'engendrait le timbre vocal particulier de sa compagne. Dans l'atmosphère ouatée de la salle souterraine, les paroles de la jeune femme emplissaient l'espace comme une mélopée. Parfois, elle achevait ses phrases en un murmure.
Ânkhti venait de ranger la grande coupelle de bronze dorée. Il ne lui restait plus qu'un objet à placer : le caillou brun boursouflé ayant la forme et la taille d'une orange. Il s'insérait exactement dans le réceptacle creusé à son intention. Elle le désigna et ajouta quelques mots, sans doute inconsciente du fait que celui à qui elle s'adressait restait étranger à son message.
Ayant achevé cet ultime rituel, elle se tourna vers Benjamin et lui prit tendrement les mains. Peut-être échangèrent-ils un regard. Peut-être l'embrassa-t-elle. Il n'osa pas l'étreindre. Elle était plus qu'une reine. Elle était la dernière.
Benjamin retint sa respiration. Ânkhti se confia encore. Il ne comprenait toujours pas un mot, mais sa voix l'apaisait. Malgré son fardeau, elle trouvait encore la force de le réconforter. Elle attira les paumes de Ben et les posa contre ses joues fraîches.
Puis vint la séparation. Elle grimpa sur le marchepied et monta dans le sarcophage. Résignée mais digne, elle se coucha à l'intérieur. Elle s'étendit comme elle aurait pu le faire avant un sommeil ordinaire. Pourtant, elle ne s'allongeait pas sur une couche de coton mais sur la pierre brute, et sa nuit allait durer jusqu'à la fin du monde.
Avec soin, la jeune femme rectifia les plis de sa tunique et la position de son large collier. Elle demanda son masque d'or et de pierreries. Elle s'en recouvrit elle-même le visage. Benjamin était bouleversé. Une dernière fois, il entrevit l'éclat d'un regard qui allait lui manquer plus que tout. Lorsque l'ornement fut en place, paisiblement, Ânkhti croisa les bras sur sa poitrine et ne prononça plus un mot.
Au-dessus de la sépulture, les longues ailes peintes se déployèrent et s'étendirent, protectrices. Le disque solaire, puis tout l'or présent dans la salle, au mur et sur Ânkhti, se mit à briller d'un éclat fabuleux qui inonda progressivement la chambre de lumière, jusqu'à obliger Benjamin, aveuglé, à fermer les yeux aussi fort qu'il le put. Alors, le rêve s'arrêta.
Après chacune de ces rencontres irréelles, Benjamin se réveillait en sursaut. Son cœur battait la chamade. Il se souvenait de tout et n'avait pas l'impression d'avoir rêvé. Il lui semblait sentir encore la main de la jeune femme dans la sienne. Le parfum de la poussière de pierre flottait autour de lui, parfois supplanté par des fragrances d'agrumes et de myrrhe. Il frottait ses yeux éblouis par la clarté dont il ne subsistait rien.
Peu à peu, la réalité du lieu où il s'éveillait reprenait le dessus. Mais le mirage n'avait pas laissé uniquement un souvenir. Presque à chaque fois, au terme de son hallucination, une idée ou une réponse s'imposait à son esprit, mystérieusement déposée au seuil de sa conscience. Comme un présent, comme le don d'une mémoire qui cherchait à le guider, un élément inédit venait éclairer ses réflexions.
Chacune de ces révélations apparues pendant son sommeil l'aidait à comprendre le puzzle. Pour toutes, il s'était demandé si une partie de son cerveau avait travaillé pendant qu'il s'évadait dans son imaginaire, ou bien si Ânkhti utilisait ses songes pour communiquer avec lui. Internes ou surgies de l'au-delà, issues d'un processus naturel ou d'une vision romantique qui refusait la mort, ces réponses étaient toujours pertinentes. Quelle que soit leur importance, leur évidence s'imposait naturellement.
Celle que Benjamin découvrit ce matin-là était exceptionnelle, et il se demanda pourquoi aucun autre historien ne l'avait envisagée avant.
55
Encore sous le coup de la nuit perturbante dont il venait d'émerger, Benjamin remarqua tout de même que l'agent Holt avait particulièrement soigné son allure. Vêtue d'une veste de tailleur courte sur un chemisier plissé très élégant, elle avait souligné son regard d'un maquillage légèrement plus appuyé que d'ordinaire. Le résultat en valait la peine. Elle invita Horwood à emprunter les escaliers.
— Me priver des ascenseurs fait partie de mon programme de rééducation ?
— Vous n'en êtes plus là. « Apte au terrain », comme on dit chez nous. Je me permets d'ajouter que les quelques kilos perdus dans vos mésaventures sont tout à votre avantage.
— Je vous défends de me reluquer, votre patron s'en charge déjà.
— Navrée de doucher vos espoirs, mais les rares fois où je l'ai vu s'intéresser à l'anatomie de quelqu'un, c'était toujours en salle d'autopsie pour les besoins d'une enquête.
Lorsqu'ils dépassèrent la porte de l'étage inférieur, l'historien s'étonna :
— Nous n'allons pas à la salle de réunion habituelle ?
— Elle est à l'usage exclusif du service. Pour des raisons de sécurité, lorsque nous recevons des invités extérieurs, surtout si haut placés, nous en utilisons une autre, plus grande et retranchée au premier sous-sol.
— Qui sont donc ces visiteurs si importants pour qui vous vous êtes mise en beauté ?
Karen ne releva pas l'allusion à son apparence.
— Je ne suis pas autorisée à vous communiquer leur identité. Ne vous formalisez pas. Lors de ce genre de rendez-vous, la discrétion est de mise. On ne fera pas les présentations, même si eux sauront exactement qui vous êtes. Tous ont reçu votre note de synthèse et l'ont lue. Le boss m'a déjà dit qu'il fallait vous attendre à des questions.
— Je ne répondrai pas. Je ne parle pas aux inconnus.
— Ne faites pas l'enfant. Il y aura des gens du bureau du Premier ministre, des huiles de l'état-major, des collègues de la Défense et de l'Intelligence Corps.
— Le beau monde s'intéresse à notre affaire. On n'a pas intérêt à être mauvais.
— Je ne vous le fais pas dire. Nous avons déjà sollicité beaucoup de moyens pour nos opérations. Tout le monde a joué le jeu. Services secrets, forces armées, et même le service des fonds spéciaux de Downing Street qui a payé — entre autres — vos caleçons. Or pour le moment, tout ce que nos partenaires ont vu de concret en retour, ce sont deux scaphandres hors de prix bons à balancer à la benne. Plus personne ne nous accordera d'aide sans que nous ayons rendu des comptes.
— Si votre but était de me mettre la pression, c'est réussi.
— Tant mieux. D'ailleurs, puisqu'on en parle, où sont vos notes ?
— Mes notes ?
— Vos fiches de présentation.
— J'ai tout dans la tête.
— Vous rigolez ? Ce n'est pas Fanny qui les a ?
— Pas besoin d'antisèche. Vous êtes bien placée pour savoir à quel point je suis bon en improvisation.
— Quand je pense que vous m'avez traitée d'irresponsable… J'hallucine. Savez-vous devant qui vous allez devoir expliquer toute notre affaire ?
— Chut. Ne me dites rien. Je ne veux pas savoir. La discrétion est de mise dans ce genre de rendez-vous. Pas de noms, pas de présentations. Pour vous aider à faire respecter l'anonymat, je suis prêt à m'enfiler un sac à croquettes sur la tête avec deux trous pour les yeux.