À cran, comme si elle dégainait son arme, l'agent Holt présenta son badge devant le lecteur optique de la porte du premier sous-sol. Elle ouvrit le battant avec une brusquerie qui en disait long sur son état de nerfs. Elle s'engagea dans le couloir en essayant de se rassurer pour calmer son stress.
— Je suis certaine que Mlle Chevalier aura gardé vos notes. C'est une femme sérieuse, elle. Heureusement que vous vous êtes préparés tous les deux cette nuit.
Horwood s'arrêta, soudain soupçonneux.
— Comment savez-vous que nous avons travaillé hier soir ? C'est Fanny qui vous l'a dit ?
— L'instant n'est pas opportun pour en discuter. Concentrez-vous sur votre présentation.
Ben savait que lorsque Karen adoptait un discours officiel ou des formules pompeuses, il y avait matière à creuser. Il insista :
— Répondez-moi : comment savez-vous que nous avons bossé sur les dossiers ? Vous nous avez espionnés ?
— Benjamin, ne vous énervez pas avant cette réunion.
Il plissa les paupières.
— L'appartement est truffé de micros, c'est ça ?
Karen tenta le mutisme mais comprit vite qu'il ne bougerait pas avant d'avoir sa réponse. Elle soupira.
— Étant donné les invités qu'on y loge d'habitude, c'est assez logique.
— Donc, vous écoutez tout. Il y a peut-être même des caméras…
Le silence de Karen valait tous les aveux.
— J'espère que vous n'avez pas poussé l'infamie jusqu'à écouter la partie personnelle de ma conversation avec Fanny ?
— Je n'ai rien écouté, monsieur Horwood. Je dormais. Par respect pour vous deux, j'ai fait classer « top secret » le fichier d'enregistrement et le compte rendu qui en a été fait. Ce moment restera le vôtre.
— Vous n'avez donc pas écouté mais vous avez lu le relevé. C'est scandaleux.
— Pour ma défense, puis-je vous rappeler que je savais que vous rôdiez sous ses fenêtres et que je n'en ai jamais rien dit ?
— Il faut que vous soyez vraiment mal pour vous retrancher derrière ce genre d'argument…
— Je ne devrais pas vous le dire, mais je savais aussi qu'ils essayaient d'avoir un enfant.
— N'en dites pas plus, je suis prêt à parier que vous avez appris qu'elle était enceinte avant la principale intéressée.
— S'il vous plaît, Benjamin, assurez cette réunion, bluffez-les, et vous m'infligerez tout ce que vous voudrez après.
La remarque le fit immédiatement réagir. Il haussa un sourcil.
— Tout ce que je veux ?
Karen hésita, mais finit par hocher la tête positivement en regrettant déjà ses paroles.
— Vous vous souviendrez que l'idée vient de vous. Ne venez pas vous plaindre.
Il se remit en marche d'un pas volontaire, en souriant comme il ne l'avait pas fait depuis longtemps.
56
Dans une ambiance étonnamment décontractée, une petite troupe de gardes du corps discutait devant la salle de réunion dont l'entrée aux angles massifs rappelait un bunker. Certains hommes portaient des uniformes militaires, d'autres des costumes sombres avec des oreillettes. L'endroit s'annonçait effectivement rempli de beau monde.
Sans se laisser impressionner, Karen se fraya un chemin entre les cerbères, brandissant son badge tout en les saluant. Ben la suivait en constatant que tous le dépassaient d'une tête.
Une fois franchi le sas à doubles portes isolantes, plus aucun son extérieur ne parvenait dans l'enceinte. L'historien découvrit une respectable table de conférence ovale subtilement éclairée, autour de laquelle, debout ou déjà assises, une douzaine de personnes conversaient par petits groupes et à voix basse. L'acoustique du lieu étouffait le moindre écho, créant une atmosphère clinique.
Sans être familier de ce genre de conciliabules, Ben avait pourtant l'impression d'en avoir déjà vu, notamment au cinéma dans des films à gros budget. C'est en général dans ce type de décor que d'improbables experts annoncent à des présidents d'opérette que la fin du monde va leur péter à la figure d'ici un quart d'heure. Pourtant, cette fois, loin de ces mises en scène caricaturales, Ben constata que les participants n'avaient pas l'allure de figurants et que leur tension était palpable.
Dans une précipitation à peine contenue, Jack se leva à leur rencontre. La discrétion avec laquelle il s'adressa à l'universitaire ne l'empêcha pas d'exprimer son agacement :
— Vous êtes en retard. Vous avez encore traîné sous la douche ?
— Le temps qu'il fallait pour avoir les idées claires après une nuit compliquée.
— Ne me foirez pas ce coup-là, monsieur Horwood…
Fanny s'immisça entre eux et, sans façon, fit directement la bise à Ben.
— Tu vas bien ?
— Aussi en forme que toi, j'imagine…
Le directeur leva les yeux au ciel.
— La moitié de l'exécutif sécuritaire du pays est là, et ils s'embrassent…
Il retrouva son attitude officielle en se tournant vers la petite assemblée.
— Puisque nous sommes à présent au complet, je vous invite à prendre place. Nous allons commencer. Pardonnez ce léger retard dû à l'actualisation des toutes dernières données.
Une fois l'auditoire installé, le patron du service déclara d'une voix docte :
— Madame la secrétaire, madame la directrice, messieurs les présidents de commissions, monsieur le représentant du cabinet, général, colonel, chers confrères, merci d'avoir répondu à mon invitation. Depuis que je suis en poste, jamais je n'avais eu à vous réunir tous. Le rapport que vous avez reçu vous a présenté les grandes lignes de l'affaire qui nous amène ici aujourd'hui. Je me doute que vous avez été surpris par bien des aspects, mais nous nous connaissons. Vous savez que je ne vous aurais jamais dérangés si cette histoire n'était pas sérieuse. Je préfère vous y associer avant qu'elle ne devienne dangereuse. Pour vous donner une idée de la situation dans laquelle je me trouve ce matin, je vais très modestement me comparer à sir Winston Churchill — d'ailleurs fondateur de notre unité — lorsqu'il dut informer et convaincre ses autorités de tutelle que les nazis possédaient des armes révolutionnaires qu'ils comptaient utiliser pour des attaques imminentes. Personne ne l'a pris au sérieux alors que lui, contrairement à nous, identifiait parfaitement l'ennemi et son arsenal. Quelques jours plus tard, les premiers V2 s'abattaient sur notre capitale, nous infligeant les dégâts humains et matériels que vous connaissez. J'espère qu'aujourd'hui vous nous entendrez et choisirez de nous appuyer.
Il joignit les mains et commença :
— Voilà donc près d'un an maintenant, nous avons été alertés — y compris par certains de vos services — d'une surprenante recrudescence de vols audacieux dont le but ne semblait pas être crapuleux. À chaque forfait, des objets d'une très grande valeur historique avaient été dérobés, ainsi que des éléments de haute technologie qui se sont tous avérés en lien avec l'archéologie. Notre vigilance renforcée nous a permis de découvrir que ces pillages étaient en fait bien plus nombreux que nous ne l'avions d'abord envisagé et que rien ne semblait pouvoir les empêcher. Aucune institution, aucun lieu, sur aucun continent, n'était à l'abri. Les malfrats ne cambriolaient pas au hasard. Ils ciblaient un butin précis et montaient de véritables opérations commando reposant parfois sur de brillantes machinations pour s'en emparer, s'offrant le luxe de délaisser certains trésors à portée de main qui auraient pu rapporter une fortune sur le marché clandestin. Notre action s'est alors structurée autour de deux axes : d'une part identifier les voleurs, et d'autre part comprendre pourquoi ils se donnaient autant de mal pour s'approprier ces objets en particulier.