« Le cheminement de chaque objet est ensuite lié aux vicissitudes de l'histoire — et sur près de cinq millénaires, elles ont été nombreuses —, mais nous en avons localisé au Japon, en Angleterre, peut-être en Irlande, et bien sûr en Égypte et en Grèce. Nous ignorions jusqu'à leur existence, mais tous témoignent de ce drame devenu légendaire dont les conséquences ont façonné les mentalités, les croyances et les peurs, jusqu'à faire partie de notre inconscient collectif.
Un homme à la diction sèche brandit un dossier.
— Dans votre rapport, vous avancez également que la fascination pour l'or pourrait découler de ce « Premier Miracle »…
— Effectivement. C'est un des aspects mis au jour lors de nos recherches. Il semble qu'à l'époque, ils aient remarqué que les survivants de la catastrophe avaient tous eu en commun d'être parés d'or. Les participants, puissants et venus d'horizons divers, en ont alors déduit le pouvoir protecteur de ce métal et l'ont adopté, l'élevant au rang de matière divine, pour leur propre usage d'abord, avant qu'il ne se répande auprès de leurs peuples, devenant le symbole de la richesse et une forme de talisman porte-bonheur. Nous n'avons pas encore eu le temps d'approfondir cette question, mais il est indiscutable historiquement que l'engouement pour l'or se manifeste avec une intensité inédite à partir de cette période-là, de façon simultanée dans des cultures parfois très éloignées géographiquement.
— Comment la mémoire d'un tel événement a-t-elle pu se perdre ?
— Elle ne s'est pas perdue, chère madame. Elle s'est transmise en secret. Auprès des proches de ceux qui ont assisté au drame dans un premier temps, mais ensuite de plus en plus largement au fil des siècles. À la faveur du développement des échanges, des migrations géographiques, dans l'entourage des gardiens, ce savoir, peut-être modifié ou altéré par l'oralité, s'est propagé grâce aux porteurs du secret et à leurs descendants. On en trouve trace jusqu'en Europe.
— En Europe ? s'étonna une autre femme.
— Jugez vous-même. Qui cherche à produire le trésor protecteur « dont l'éclat est d'or » ? Qui tente d'atteindre le secret d'une pierre absolue symbolisant tous les pouvoirs et tous les savoirs au point d'être nommée « philosophale » ? Qui pratique les sciences occultes orientées vers la chimie ? Qui rêve de transmuter la matière ?
La femme répondit :
— L'alchimie.
L'assistance bruissa à nouveau.
— Exactement. Et les correspondances sont trop nombreuses pour être fortuites. La plupart des textes fondateurs relatifs à l'alchimie trouvent leur source dans cette antique région. Nous avons découvert, voilà quelques jours à peine, un texte hermétique qui renvoie de façon troublante à notre théorie. Il nous faudra encore bien des recherches pour y voir clair, mais je suis certain que nous sommes à la veille de découvertes qui, loin de toute fable, vont contribuer à redessiner la perception que nous avons de l'histoire de l'humanité.
Un des militaires demanda :
— Avez-vous identifié la matière qui a réagi aux rayons de lumière ?
— Pas pour le moment. Nous pensons avoir en notre possession le récipient qui la contenait au moment de l'expérience. Mais les traces de résidus encore présents sont microscopiques et mélangées à d'autres éléments qui ont fondu pendant la réaction.
— Vous vous doutez que l'analyse de ce réactif est d'une importance capitale. Il s'agit là d'un enjeu stratégique de premier ordre. De quels moyens avez-vous besoin pour l'isoler et le définir ?
— À mon humble avis, nos moyens doivent d'abord être concentrés sur un aspect du problème bien plus dangereux. Ceux qui courent après ces objets s'intéressent sans doute aussi de très près à cette matière inconnue. Ils ont manifestement les moyens de leurs ambitions et une longueur d'avance sur nous. Je suis prêt à parier qu'en réunissant les artéfacts liés au Premier Miracle, ils cherchent à en percer le secret pour acquérir la capacité de le reproduire. Je redoute ce qu'ils comptent en faire si on leur en laisse le temps. Ce sont eux que nous devons arrêter au plus vite.
57
Sur la pointe des pieds, l'agent Holt avança jusqu'au canapé afin d'y déposer une pile de vêtements neufs. En se faufilant à travers le salon, elle gardait un œil sur Benjamin qui s'était assoupi à la table, le nez dans ses notes. Il dormait profondément, la tête posée sur son bras replié, tenant toujours à la main la feuille qu'il consultait lorsque le sommeil l'avait terrassé.
Trop occupée à le regarder, la jeune femme buta contre le pied de la table basse. Le choc le réveilla.
— Karen ?
— Je ne voulais pas vous déranger. Allez jusqu'à votre lit et rendormez-vous.
— Quelle heure est-il ?
— Presque midi.
Il se redressa en s'étirant.
— Plus l'heure de dormir.
— Vous n'avez pourtant pas l'air très frais. Vous passez vos nuits à travailler.
Benjamin se frictionna vigoureusement le visage et commença à remettre de l'ordre devant lui. Il regroupa ses feuillets puis referma les livres étalés avec cette délicatesse caractéristique des gens qui les respectent et ont l'habitude de les manipuler. Karen hésitait à poser sa question, mais ne put s'en empêcher :
— C'est pour éviter de penser à Fanny que vous vous abrutissez sur vos recherches ?
Horwood reçut l'interrogation comme un seau d'eau froide. Il releva la tête.
— Étrange question… Une rectification s'impose : je ne m'abrutis pas, je m'acharne. Ensuite, merci de vous en inquiéter, mais tout va bien vis-à-vis de Fanny. Elle ne m'empêche pas de dormir. Par contre, l'approfondissement de nos récentes découvertes, si. J'aimerais d'ailleurs vous exposer certaines pistes et entendre votre avis.
— À votre disposition.
— J'attends d'aboutir à quelque chose de structuré avant de vous en faire part. Je m'approche, mais je tâtonne encore. L'impression d'avancer sur des sables mouvants. J'ai parfois peur de me faire engloutir par toutes ces informations. Hier soir encore, sur une des photos que Folker a prises des éléments nacrés du Splendor Solis, j'ai cru déchiffrer une allusion à la cité sumérienne d'Ur, fief d'Ur-Nammu et Shulgi.
— Dois-je m'attendre à ce que nous partions pour des fouilles ?
— Pas pour le moment. Je ne suis d'ailleurs pas sûr qu'il y ait grand-chose à trouver là-bas. La reconstruction du monumental palais, la ziggurat, séduit certainement davantage les touristes que les archéologues, et la nécropole royale a été régulièrement fouillée depuis le XIXe siècle. De plus, l'instabilité politique de la région complique tout.
— Raison de plus pour vous reposer. Profitez du répit que nos adversaires nous accordent.
— Êtes-vous certaine qu'il s'agisse d'un répit ?
— Que voulez-vous dire ?
— Voilà des jours qu'ils se tiennent tranquilles alors que nous-mêmes avançons à grands pas. Ils nous ont sans doute vus plonger à Abou Simbel et ils sont même certainement au courant que nous avons récupéré l'une des petites pyramides. Ils ne sont pas stupides, ils se doutent que nous sommes en train d'exploiter nos prises. Sachant qu'ils n'ont pas pour habitude de nous abandonner l'initiative, je me demande à quel moment ils vont contre-attaquer.
— Que pensez-vous qu'ils mijotent ?
— Aucune idée, mais je n'ai pas envie que vous ou moi prenions une balle. À moins qu'ils ne nous laissent avancer parce que ça les arrange…