— Au nom de quoi se battent ces gens si exceptionnels ?
— Au nom de l'avenir. Pour le mieux. Pour des idéaux. Qui est encore capable de cela aujourd'hui ?
Benjamin jeta un rapide coup d'œil en direction de la fenêtre. Wheelan le remarqua.
— Au fait, comment se porte notre délicieuse miss Holt ?
Horwood ne répondit pas.
— Ne prenez pas cet air outragé, je l'ai connue bien avant vous. Une personne remarquable. Si vous le souhaitez, elle aura sa place à nos côtés.
Un sourire froid se dessina sur le visage ridé de Wheelan — un de ces rictus que Ben détestait lorsqu'il était étudiant, le petit air suffisant de celui qui en sait plus que vous teinté d'un soupçon d'ironie.
Certain de son effet, le professeur déclara :
— À votre place, je ne compterais pas trop sur l'intervention de votre ravissante garde du corps. À la seconde où nous parlons, elle est déjà ailleurs, en route vers le lieu où vous avez rendez-vous avec l'histoire.
L'idée que Karen puisse être en danger déclencha en Ben une rage instantanée. Sans réfléchir, il se jeta sur le professeur, mais avant qu'il ait pu l'empoigner, trois des hommes qu'il avait pris pour des clients le stoppèrent dans son élan. Tous les autres « consommateurs » dégainèrent leurs armes et le mirent en joue.
Ben se retrouva aussitôt plaqué au sol et maintenu par la force. Tranquillement, Wheelan se leva et vint se pencher au-dessus de lui.
— Benjamin, ne soyez pas stupide. Vous en savez beaucoup trop. Si vous décidez d'avancer avec nous, c'est une chance. Sinon, ce sera votre malédiction. J'attends votre réponse.
70
Karen gisait sur un lit métallique, inconsciente. Benjamin avait passé la nuit à la veiller, inquiet de la trace d'injection qu'elle portait au cou. Bien que tout près d'elle, il la sentait absente, loin. Il avait rarement autant détesté un sentiment. Pour tuer le silence et se rapprocher d'elle malgré tout, il lui avait parlé, longuement. Même si cet échange à sens unique s'était révélé frustrant, son monologue lui avait au moins permis de comprendre à quel point la jeune femme comptait désormais pour lui. Il lui avait parlé de tout — même de lui — avec une liberté qui pour une fois, n'était pas teintée de nostalgie ou de regret. Pourtant, il ne savait finalement presque rien d'elle, ni de son passé ni de ceux qui faisaient sa vie. Trop souvent dans leurs rapports, il avait le sentiment que la jeune femme se limitait à son devoir de réserve d'agent gouvernemental alors qu'au-delà des convenances, il détectait en elle autre chose.
Lorsque, en haut du mur, par l'inaccessible fente horizontale qui faisait office de fenêtre, les premiers rayons du jour filtrèrent, la jeune femme n'était toujours pas revenue à elle. Ben reçut l'apparition de l'aube comme une gifle : toute la nuit avait passé, et toujours aucun signe d'amélioration. L'angoisse le submergea. Il s'affola, appela à l'aide, tambourina à la porte, mais l'écho de son vacarme se perdit dans le dédale de cette forteresse inconnue sans que personne ne vienne.
Il avait déjà vu Karen dormir, mais jamais encore il ne l'avait vue inerte. Ne plus percevoir son énergie, ce mélange de conviction profonde et de volonté, le perturbait au plus haut point. Tout ce qui faisait la personnalité de la jeune femme — en premier lieu sa voix et ses regards aussi pétillants que son esprit — lui manquait. Acceptant mal son impuissance à la secourir, il avait accompli le seul soin dont il était capable en la circonstance, à savoir prendre son pouls. Cela lui avait permis de vérifier si son cœur battait régulièrement, mais surtout de sentir la chaleur de son bras et de se rassurer lui-même. Ce dérisoire alibi médical l'avait apaisé. Incapable de lâcher sa main et de s'éloigner jusqu'à son propre couchage, il était demeuré depuis assis par terre, adossé au mur, près de sa complice, caressant ses doigts fins.
Il regarda pour la énième fois autour de lui. Il avait eu tout le temps de détailler leur cellule. Une porte d'acier, un cabinet de toilette sommaire, un mobilier de fer minimal boulonné au sol et peint du même gris que les parois.
Tout à coup, au creux de sa paume, les doigts de la jeune femme remuèrent. Il fut soulevé par l'enthousiasme et tenta de la tirer de sa torpeur :
— Karen, vous m'entendez ? C'est Ben. Je vous en supplie, réveillez-vous…
Elle gémit, tendit un bras qui vint heurter l'épaule de l'historien. Le contact la fit réagir.
— Vous revoilà enfin, murmura Horwood. Bon sang, ce que j'ai pu avoir peur pour vous…
Soulagé, il lui caressa le front. Plusieurs expressions se dessinèrent sur son visage avant qu'elle n'ouvre lentement les yeux. Elle le dévisagea comme si elle le découvrait pour la première fois. Ben la trouva d'une lumineuse beauté, mais elle ne semblait toujours pas le reconnaître. Il redouta aussitôt qu'elle n'ait perdu la mémoire. Elle eut un mince sourire.
— J'ai rêvé ou je vous ai entendu me parler ? J'adore votre voix quand vous me suppliez…
Ben comprit que l'agent Holt n'avait rien oublié du tout. Elle se redressa avec difficulté.
— J'ai soif, dit-elle simplement.
Horwood se précipita dans le cabinet de toilette et lui ramena un quart en aluminium rempli d'eau. Elle but à petites gorgées en découvrant leur prison.
— Où sommes-nous ?
— Aucune idée, ils m'ont bandé les yeux en sortant du pub. Je sais juste qu'ils m'ont embarqué en hélico. Le vol n'a pas duré très longtemps et à l'arrivée, le vent soufflait en rafales. J'ai cru sentir des embruns. Peut-être une côte, ou une île.
— Vous aviez raison hier soir.
— À quel sujet ?
— C'était une nuit à se faire enlever par les extraterrestres.
Elle frictionna son cou à l'endroit de l'injection et grimaça.
— Des Klingons ne m'auraient peut-être pas fait aussi mal… En tout cas, la prochaine fois, c'est moi qui choisis le pub où on s'arrête pour téléphoner.
— Puisqu'on en est aux reproches sournois, la prochaine fois, je ferai appel à des professionnels si je dois faire identifier un cadavre, parce que Wheelan est bel et bien vivant.
Cette révélation acheva de sortir Karen de sa léthargie.
— Comment est-ce possible ? J'ai moi-même validé l'identification des restes de sa dépouille à la morgue. Tout concordait, même les empreintes dentaires.
— À croire que nos adversaires sont encore plus forts qu'on ne le pensait. Mais le fait est que j'ai parlé au professeur hier soir. Très en forme d'ailleurs. Il n'a rien dit sur ceux qui l'ont endoctriné mais une chose est sûre : il est convaincu d'avoir pris le parti des meilleurs.
La jeune femme remarqua la tenue de Ben.
— Que faites-vous en combinaison militaire ?
Ben lui désigna ce qu'elle-même portait.
— Vous avez la même…
Karen baissa les yeux vers sa propre tenue kaki et demanda immédiatement sur un ton suspicieux :
— Qui m'a habillée ?
— Ils m'ont obligé à enfiler la mienne à mon arrivée ici, en me confisquant au passage mes fringues offertes par le gouvernement, ma montre et mon téléphone. Pas vous ?
— J'étais droguée. Je ne sais pas qui m'a enfilé ça…
Ben leva les mains pour se disculper.
— Je n'y suis pour rien. Jamais je ne me serais permis de vous déshabiller sans votre permission.
— En général, vous sortez ce genre de blague un peu lourde dans les cas désespérés…
— La situation est grave, mais ce n'est pas une blague. Jamais je ne vous aurais retiré vos…