Ben reposa les feuilles sur la table de bois massive et se renversa en soupirant contre le dossier de sa chaise. Sous le choc de sa lecture, il se sentait flotter. Même s'il n'avait pas découvert le sous-marin et l'île, la version de Denker lui serait apparue plus vraisemblable.
Au cœur de l'étrange bibliothèque aménagée dans une ancienne casemate d'artillerie, le passé et le présent se confondaient. Les consignes militaires peintes au pochoir côtoyaient les plus délicates œuvres d'art. En fermant les yeux, Ben se souvint soudain que pour l'un de ses premiers devoirs lors de ses études supérieures d'histoire, un enseignant leur avait demandé quel personnage historique ils auraient aimé rencontrer. Chacun des étudiants devait justifier son choix et dresser la liste des questions qu'il aurait souhaité lui poser. Beaucoup de ses condisciples avaient opté pour « Hitler ». Lui avait répondu « l'homme le plus vieux du monde en 1900, pour partager son regard sur les révolutions et bouleversements en tous genres qu'il avait pu connaître ». Il ignorait le nom de l'homme le plus âgé de l'époque, mais par une surprenante ironie du sort, il était peut-être en mesure de poser les questions de ses camarades au descendant direct de celui qu'il n'avait pas sélectionné.
Assis face à Benjamin, le professeur Wheelan fit glisser une enveloppe matelassée vers lui.
— Voyez par vous-même. Examinez-le avec les plus grands égards, c'est un document historique d'une importance exceptionnelle.
Horwood s'empara de l'enveloppe et en extirpa un épais carnet noir frappé des initiales « A.H. ». Il souleva la couverture râpée aux angles. Les pages étaient couvertes d'une écriture serrée, régulière mais assez peu lisible. L'encre s'était éclaircie avec le temps.
— Hormis son propriétaire, expliqua le vieil universitaire, seuls cinq hommes ont tenu ce carnet entre leurs mains, en comptant nous deux. C'est un carnet auquel Hitler tenait tellement qu'il ne s'en séparait jamais.
Ben parcourut rapidement la succession de petits paragraphes datés et rédigés en allemand. Des notes, des extraits de citations entre guillemets, mais aussi des croquis.
— Il tenait un registre des fouilles archéologiques liées aux reliques ésotériques ?
Wheelan opina et fit signe à Ben de revenir au début.
— Dans les premiers temps, Hitler s'intéressait à toutes sortes de reliques, du Graal à la poussière sacrée des Tables de la Loi, en passant par la lance de Longinus ou le bouclier d'Alexandre le Grand. Pourtant, rapidement, ses notes se sont progressivement concentrées autour de Sumer et de ce que des archéologues indépendants avaient découvert dans la nécropole d'Ur. Leurs travaux l'ont amené à réorienter ses recherches. Les notes font ensuite de plus en plus référence aux fouilles orchestrées par Heinrich Himmler en Irak. Hitler en gardait les résultats sur lui et il semble que même en exil ici, il continuait à y réfléchir pendant de longues heures.
Horwood tourna les feuillets et tomba sur quelques illustrations.
— Il était aussi piètre dessinateur que peintre.
— Ouvrez le document à l'endroit du signet.
Ben s'exécuta.
— En bas à gauche, à la date du 6 octobre 1945. Il est fait mention de la réussite d'un premier percement et d'une visite au cœur des soubassements du temple solaire du roi Niouserrê, en Égypte, sur le site antique d'Abousir, là où une expédition d'archéologues anglo-américains a surpris un groupe d'une quinzaine de soldats SS et de quatre chercheurs allemands qui pratiquaient des fouilles clandestines.
— C'est donc pour Hitler que ces hommes travaillaient, même après la fin de la guerre…
— Vérifiez les dates qui suivent, vous constaterez qu'il a continué à recevoir des rapports de fouilles de différentes équipes envoyées dans de nombreuses régions du monde pendant plus de dix ans. C'est en découvrant le fruit de ces recherches — qui ne se limitent pas à ce carnet — que Kord s'est passionné pour le sujet et a décidé de se lancer à son tour dans cette quête. Il a recruté une équipe et accumulé des indices, des artéfacts, jusqu'à découvrir l'existence du Premier Miracle.
— Si les services de renseignement n'avaient pas remarqué les vols, il aurait continué en secret jusqu'à atteindre son but…
— Il va l'atteindre, Benjamin. Cela ne fait aucun doute. Une page d'histoire est en train de s'écrire.
Incapable de tenir en place, Horwood se leva. Il espérait s'éclaircir les idées et retrouver un peu de sérénité en faisant quelques pas. Il était partagé entre l'exceptionnel intérêt historique du flot d'informations qu'il recevait, et la situation de captivité que lui et Karen subissaient. Devait-il coopérer pour en apprendre davantage, ou chercher à s'enfuir pour faire arrêter l'auteur des vols meurtriers ? Ce dilemme devait ressembler singulièrement à ceux que beaucoup avaient dû affronter durant les heures les plus sombres de la guerre. Personne n'est jamais préparé à ce genre de choix, mais c'est pourtant face à eux que se révèle la véritable nature des hommes.
Il marcha en direction de la grande baie vitrée ouvrant sur l'océan. Elle avait été aménagée dans l'ancienne bouche de la batterie de canons. L'immense meurtrière horizontale perçant le mur de plusieurs mètres d'épaisseur était à présent fermée par une vitre blindée. À travers, Ben pouvait contempler les énormes vagues qui explosaient contre les récifs tout proches. Paradoxalement, il observait ce spectacle saisissant dans un silence absolu. Isolé de l'extérieur par la paroi transparente, il ne percevait rien du tonnerre des flots ou du vent, reléguant ainsi la violence de la nature au rang de superproduction irréelle dont on aurait coupé le son.
Ben se retourna et embrassa du regard ce qui avait été autrefois la salle des canons. Le sol de ciment brut était recouvert d'épais tapis et la coursive de manœuvre supérieure taillée dans le roc avait été reconvertie en galerie garnie de rayonnages. Les murs de béton portaient encore l'empreinte des planches de coffrage. Le bâti coulé laissait parfois affleurer les roches. Le contraste entre ces éléments bruts et les œuvres d'art raffinées accumulées dans chaque recoin était saisissant. Ben remarqua notamment deux superbes taureaux ailés assyriens à tête d'homme. Placés aux extrémités de la coursive à laquelle on accédait par un escalier en colimaçon métallique, ces antiques génies protecteurs au sourire bienveillant semblaient en garder les trésors. Répartis sur les deux niveaux, des statues grecques et romaines, mais aussi des toiles et un petit sarcophage de bois égyptien faisaient de cette salle à l'architecture atypique un véritable cabinet de curiosités.
Wheelan s'approcha de son ancien élève.
— Qu'en pense l'expert du British Museum ?
— Je suis obligé d'admettre que c'est une collection de premier ordre.
— Denker nous propose de travailler avec lui. Vous rendez-vous compte de la chance que cela représente ?