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— Tout cela paraît tellement surréaliste.

— J'espère que vous n'avez pas été obligé de vendre votre âme au diable pour que nous ayons l'honneur de dormir dans ce musée ?

— C'était l'appartement des parents de Kord Denker, le seul qui comportait deux chambres. Je vais dormir dans celle qu'il occupait enfant.

— Dormir chez les Hitler… J'en frémis. Je me demande si je ne préférais pas notre prison.

Benjamin lui fit signe de parler moins fort, au cas où ils seraient écoutés ici aussi.

Karen lui prit la main et l'entraîna vers la salle de bains. Elle ouvrit tous les robinets en grand. Une fois que le bruit de fond fut suffisant, elle lui fit signe de s'asseoir à côté d'elle, sur le rebord de la baignoire émaillée d'une autre époque.

— Pardonnez-moi d'être franche, Benjamin, mais je m'inquiète de vous voir si calme. Vous ne semblez même plus en vouloir au professeur et quand vous parlez de ce Denker, je vous trouve bien indulgent.

— Vous avez peur que je les rejoigne ?

Entendre Horwood verbaliser cette conclusion avec une telle facilité la prit de court. Elle tenta de se justifier :

— Wheelan n'est pas un imbécile et ils ont bien réussi à le retourner.

— L'intelligence n'est jamais un gage d'intégrité.

Elle sourit. Comme lorsqu'elle était inconsciente, Benjamin lui prit la main et caressa ses doigts. Bien que surprise, elle ne s'en formalisa pas.

— Karen, depuis que l'on se connaît, même si vous m'avez tiré dessus, menacé et frappé, vous m'avez toujours protégé. Je vous ai fait confiance. Hors de cette île, vous êtes mon ange gardien. Ici, vous ne l'êtes plus. Le monde est inversé. Les morts sont vivants, les criminels règnent en maîtres, et un modeste historien est plus à même de se battre pour défendre un agent aguerri que l'inverse. Sur ces terres, vos talents, tout ce dont vous êtes capable, ne nous sont plus d'aucune utilité. De nous deux, je suis le seul à pouvoir jouer les prochains coups de la partie. Il va falloir vous fier à moi.

— J'ai confiance en vous, mais j'ai peur. Je ne sais pas comment nous sortirons d'ici, ni même si nous y parviendrons.

— S'il existe un moyen, je le trouverai. Tant que j'en sais plus qu'eux, nous sommes en sécurité. Ce que nous avons découvert est notre meilleure assurance-vie. Il va falloir miser et y aller au bluff.

— Benjamin, une seule chose pourrait me faire plus de mal que de les voir réussir.

— Quoi donc ?

— Vous voir vous trahir.

— Rappelez-vous, Karen : nous jouons une partie d'échecs. Le cavalier doit pouvoir se sacrifier pour que le pion aille dans les derniers retranchements du camp adverse et redonne vie à la pièce qui le sauvera.

— Je me fiche de ressusciter qui que ce soit. Je veux que le cavalier vive.

75

Wheelan salua le garde d'un bref mouvement de tête. Sans répondre, l'homme composa le code de la porte pour les laisser pénétrer dans la bibliothèque.

Attiré comme un papillon par la luminosité et l'ouverture vers l'espace, Ben se dirigea vers la baie vitrée. Ce matin, le temps était couvert et la mer moins agitée.

— Installez-vous, Benjamin, j'ai une surprise pour vous.

Décidé à jouer la bonne volonté, l'ex-étudiant prit place tandis que son vieux professeur traversait l'ancienne casemate d'artillerie jusqu'à un secrétaire envahi de piles de livres de formats variables et de toutes époques. Il en rapporta un carton à dessins qu'il déposa sur la grande table, excité comme un enfant qui se réjouit du tour qu'il s'apprête à jouer.

— Êtes-vous prêt ?

— Tout dépend à quoi.

En guise de réponse, Wheelan ouvrit le rabat d'un geste théâtral, révélant la page disparue du Splendor Solis. Ben écarquilla les yeux. Sur le rectangle de parchemin aux bords richement enluminés, un diable aussi beau et athlétique qu'un dieu grec sortait d'un soleil ardent en portant dans ses mains une pyramide rayonnante. Le paradoxe entre sa sensualité virile et ses cornes démoniaques engendrait un sentiment ambigu. Son attitude suggérait une démarche conquérante et ne laissait aucun doute sur sa puissance.

La voix tremblante, le professeur souffla :

— La première fois que j'ai découvert cette illustration, les larmes me sont montées aux yeux. Quelle émotion ! L'exceptionnelle qualité de la mise en couleurs, la composition visuelle, tout ce qu'elle recèle de sens… J'en ai été bouleversé. Je n'en avais eu qu'un bref aperçu voilà un demi-siècle, quand j'étais moi-même étudiant. Bien des années plus tard, lorsque j'ai commencé à envisager un lien entre le Premier Miracle et l'alchimie, je m'en suis souvenu et j'ai cherché à l'étudier.

— C'est alors que vous vous êtes rendu compte qu'elle avait disparu de l'exemplaire de la British Library, en même temps que quelques autres pages de textes.

— Elle a été retirée des six exemplaires existant dans le monde. L'opération s'est jouée en quelques mois, pendant la Seconde Guerre mondiale. Hans Reinerth, archéologue engagé en faveur du Reich, a très tôt deviné que ces pages représentaient un intérêt stratégique, sans pour autant soupçonner à quel point. Alors que nombre de ses collègues s'évertuaient à crédibiliser les thèses raciales aryennes à coup de pseudo-preuves historiques, lui se consacra aux fouilles scientifiques qui le conduisirent vers Sumer.

Horwood détaillait l'enluminure. À travers les codes du Moyen Âge alchimique, l'essence de la mémoire secrète ancestrale s'y exprimait magnifiquement. La symbolique renvoyait sans l'ombre d'un doute à l'expérience sumérienne. La lumière, le démon représenté comme un dieu dans sa toute-puissance, la pyramide au cristal, et les deux fleuves coulant de part et d'autre de la base du soleil qui évoquaient la Mésopotamie.

S'efforçant d'avoir l'air naturel, Ben s'inclina pour tenter de voir si, dans les dorures, le pigment nacré révélait des motifs cachés. Bien que la lumière ne fût pas idéale, il lui sembla détecter un effet, notamment sur certains rayons solaires. Il se pencha encore davantage, mais Wheelan le remarqua.

— Vous cherchez la brillance sélective ?

Horwood se figea. Il ne savait pas s'il devait admettre ou nier. Le professeur précisa :

— Nous l'avons découverte très récemment. C'est un ami de Kord, un chercheur, qui nous en a fait part.

Ben songea immédiatement à Robert Folker, qui lui avait assuré n'en avoir parlé à personne. Sa droiture et son attitude bienveillante depuis toujours plaidaient en faveur de sa bonne foi. Face à Wheelan, la partie d'échecs virait au poker. Ben allait devoir abattre une carte pour obliger son interlocuteur à se découvrir. Encore devait-il choisir laquelle.

— Pour ma part, c'est votre ancien assistant et ami, M. Folker, qui me l'a révélée.

— Robert ? Vous l'avez revu ?

— J'ai eu ce plaisir.

— Comment va-t-il ? Je pense souvent à lui. Il me manque. Figurez-vous que j'ai plusieurs fois hésité à le mettre dans la confidence de ma survie, mais Kord m'en a dissuadé. Trop risqué, selon lui. Vous dites qu'il a découvert ce subterfuge caché dans les pages ?

— Il n'y a pas si longtemps.

— J'en suis épaté.

Le professeur semblait sincère. Ben se demanda aussitôt comment un « ami chercheur » de Denker aurait pu mettre au jour le procédé sans avoir accès à l'exemplaire qu'étudiait Folker. Il flaira aussitôt le mensonge et voulut s'en assurer.

— M. Denker est-il en contact avec Robert ?

— En aucune façon. Il m'en aurait parlé.

Wheelan avait répondu très vite, pressé de continuer à s'enthousiasmer sur l'illustration.