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— Vous n'avez rien perdu de votre perspicacité.

— Merci. La clé réside donc dans la nature de la substance qui réagit en déclenchant cette explosion d'énergie. J'ai hâte que nous puissions réunir les quatre pyramides et que le soleil se mette à briller.

76

Benjamin trouva miss Holt devant la seule véritable fenêtre de leur logement, qui donnait sur un jardin depuis longtemps abandonné. Une table et des chaises rouillées perdues au milieu des herbes hautes, un portique bancal menacé par un pin qui avait poussé entre ses pieds, les restes d'une balançoire aux cordes effilochées oscillant au gré du vent. En arrière-plan, un mur surmonté de barbelés. Au-delà, on pouvait distinguer le sommet des collines.

— Comment vous sentez-vous ?

— Je passe mon temps à regarder dehors pour ne pas étouffer. Parfois, j'aperçois des moutons tout là-haut. Avec les soldats, ce sont les seules créatures vivantes de l'île. L'horizon est limité.

— Vous n'avez pas eu votre promenade aujourd'hui ?

— Si, comme les taulards. Je vois bien qu'ils font tout pour éviter que je regarde de trop près leurs installations. Ils ne me laissent jamais toute seule. Ils se gardent bien de montrer leurs armes, mais je sens qu'elles ne sont pas loin. Obligée de rester dans une cour et de tourner en rond. Une vraie lionne en cage. Le reste du temps, cet appartement me fout le cafard. Je ne sais même plus quel jour on est. Tout se mélange, les époques, les lieux…

Entre les photos, la décoration inchangée depuis les années 60 et le mobilier récent, il y avait de quoi brouiller les repères. C'était la première fois que Benjamin entendait Karen se plaindre.

— Je vais demander à ce que vous restiez avec moi dans la journée.

— Ne vous compliquez pas. J'arrive à me calmer. J'ai fait des pompes dans le couloir, des tractions à la porte de votre chambre et des abdos au pied de mon lit. Et vous, quoi de neuf ?

Ben fit signe à sa complice de le suivre jusqu'à la salle de bains. Selon le rituel désormais bien rodé, il ouvrit les robinets en grand pour créer un bruit de fond et s'assit à côté d'elle.

— Wheelan affirme que Denker est sur le point de racheter la pyramide de Walczac, mais il se fait des illusions. Selon lui, ce type serait prêt à payer une fortune pour l'obtenir. Visiblement, ils ignorent que la pyramide se trouve toujours sous notre garde. De toute façon, j'imagine mal Walczac vendre ce qu'il désire à l'homme qui a tué son ami.

— Sauf à lui faire croire qu'il l'a en sa possession pour l'attirer dans un piège.

Ben se massa les tempes, préoccupé.

— C'est bizarre, lorsque le professeur parle de Denker, il semble perdre toute objectivité. Comme s'il était sous son charme. Il me fait l'effet d'un vieux savant complètement déconnecté de la réalité qui se serait fait envoûter. Il est paumé dans son monde et avale tout ce que l'autre lui raconte en jouant sur un mélange d'idéalisme et de grands principes. L'essentiel, c'est que nos discussions me permettent d'en apprendre le maximum. Pour donner le change, je lui lâche aussi quelques bribes d'infos dont il ne peut rien faire. À ce petit jeu, j'ai l'impression de m'en sortir plutôt bien. Et vous, qu'avez-vous réussi à glaner ?

— On emprunte toujours le même chemin pour sortir. C'est un véritable camp retranché. Tout est sécurisé. Codes sur les portes, caméras, chicanes. Personne ne répond à mes questions, impossible de discuter avec qui que ce soit. J'ai l'impression que le complexe est une véritable fourmilière. Quand on se déplace dans les couloirs, j'entends souvent des conversations derrière les portes. Des hommes, des femmes. Parfois des langues étrangères. Par contre, je ne sais pas ce qu'ils ont fabriqué aujourd'hui avec leur hélico, mais je l'ai entendu décoller et atterrir à trois reprises. C'est beaucoup par rapport aux autres jours. Si seulement j'arrivais à mettre la main sur cet engin…

— Vous savez piloter ?

— Je vous l'ai dit, pour les airs aussi, j'ai la formation.

— Karen, pour cela également, je ne doute pas que vous soyez très douée, mais je ne veux pas que vous tentiez de vous évader. Ils ne vous laisseront jamais décoller et sur l'île, vous ne réussirez au mieux qu'à vous cacher un temps. Ils finiront par vous reprendre. Je ne veux pas imaginer ce qu'ils pourraient alors vous infliger…

— Je ne vais pas rester ici en attendant sagement qu'ils décident de mon sort. Personne ne sait que cet endroit existe, et encore moins que nous y sommes retenus. Personne ne viendra nous en sortir. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.

— Je sais. C'est pourquoi je fais tout ce que je peux.

— Je le vois bien et je vous en suis reconnaissante. Si vous n'étiez pas là, je deviendrais folle. Dès que le jour décline, j'attends que vous reveniez. À chaque bruit dans le couloir, je me réjouis, impatiente de vous voir entrer. Et mon moral s'effondre lorsque les pas ne s'arrêtent pas devant la porte et s'éloignent. Dans ce cauchemar, mon seul bonheur se résume à m'asseoir avec vous sur cette baignoire.

— J'apprécie aussi beaucoup ces moments-là.

Ils échangèrent un regard.

— Benjamin, soyez honnête : vous croyez vraiment qu'on quittera cette île un jour ?

Sans prononcer un mot, il passa son bras autour des épaules de sa partenaire et la serra contre lui.

77

Sept sépultures alignées face à la mer dans un décor vertigineux. Sept stèles taillées dans les roches sombres de l'île, dressées contre le vent. Aucun nom, aucune date. Uniquement des initiales.

Denker s'inclina devant celle gravée « N.D. ». Il demeura un moment silencieux avant d'y déposer le petit bouquet de bruyère qu'il avait cueilli sur le chemin. Pour être certain que les fleurs ne s'envolent pas, il les coinça sous une pierre. Lorsqu'il se releva, il ne porta pas la moindre attention aux autres tombes, pas même un regard. Il désigna la pierre la plus à gauche, légèrement inclinée, marquée « A.H. ».

— Je vous avais promis de vous emmener sur la tombe du diable. Je tiens toujours mes promesses.

Devant le monticule herbeux, Horwood sentit le poids de l'histoire descendre sur ses épaules jusqu'à l'écraser. Comment pouvait-il éprouver tellement devant si peu ? Des millions de femmes et d'hommes, de tous âges et de toutes origines, avaient maudit l'individu étendu sous terre à ses pieds. Des centaines d'entre eux, y compris dans ses propres rangs, l'avaient tellement haï qu'ils étaient allés jusqu'à donner leur vie pour essayer de le tuer de leurs mains. Contre lui, les Alliés avaient lancé la plus grande armada de tous les temps. Pour l'écraser et le capturer, Staline avait mobilisé plus de soldats, de blindés et de bombardiers qu'aucune armée auparavant. Pourtant, le coupable reposait là, paradoxalement en paix.

Le monde est davantage façonné par les tyrans que par les saints. C'est une cruelle leçon que l'histoire nous enseigne. De leur vivant, ces despotes peuvent paraître invincibles, mais dès leur trépas, la mort semble prendre un malin plaisir à leur faire payer le culte dont ils aimaient s'entourer. Le sort réservé à leur dépouille n'a rien de commun avec leurs ambitions de grandeur et d'éternité. L'histoire méprise les restes de ceux qui ont piétiné les peuples. Lorsque l'on songe à ce que sont devenus les corps de Néron, Attila, Caligula, Gengis Khan ou Pol Pot… Conspués et exhibés jusqu'à leur putréfaction, honteusement cachés, démembrés, volés, jetés en pâture aux bêtes, empalés… L'imagination des hommes est sans limite lorsqu'il s'agit de se venger, même d'un mort. Ben finit par se dire qu'Adolf Hitler s'en sortait scandaleusement bien. Même reclus sur une île comme Napoléon, il avait pu vieillir et garantir un avenir à sa descendance, alors qu'il avait refusé ces droits fondamentaux à des millions d'autres. Même face à un défunt, y compris sur ces terres vierges, la sérénité peut s'avérer révoltante.