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CARLOS RUIZ ZAFÓN

Le prince de la brume

Traduit de l’espagnol par François Maspero

Hérétiques – créateurs de livrels indépendants.

heretiques-ebooks.net

v. 1.0

Titre original : EL PRÍNCIPE DE LA NIEBLA

© Carlos Ruiz Zafón, 1993

© Editorial Planeta, S.A., 2007

Traduction française : Éditions Robert Laffont, SA, Paris, 2011

ISBN 978-2-221-12289-1

(édition originale : ISBN 978-84-08-07280-5 Editorial Planeta, SA, Barcelone)

Pour mon père.

Note de l’auteur

Ami lecteur,

Le Prince de la Brume est le premier roman que j’ai publié, et il a marqué, en 1992, le début de ma carrière d’écrivain. Les lecteurs familiers de mes dernières œuvres, comme L’Ombre du vent et Le Jeu de l’ange, ne savent peut-être pas que mes quatre premiers romans ont été publiés sous forme de « livres pour la jeunesse ». Bien qu’ils aient surtout visé un jeune public, mon souhait était qu’ils puissent plaire à des lecteurs de tous âges. Avec ces livres, j’ai tenté d’écrire le genre de romans que j’aurais aimé lire quand j’étais adolescent, mais qui continueraient encore à m’intéresser à l’âge de vingt-trois, quarante ou même quatre-vingt-trois ans.

Pendant des années, les droits de ces livres sont restés « piégés » dans des querelles juridiques, mais aujourd’hui enfin des lecteurs du monde entier peuvent en profiter. Depuis leur première publication, j’ai eu la chance de voir ces œuvres de mes débuts bien accueillies par un public de jeunes lecteurs et aussi de moins jeunes. J’aime croire que ces contes sont faits pour tous les âges, et j’espère que des lecteurs de mes romans pour adultes auront envie d’explorer ces histoires de magie, de mystères et d’aventures. Et, pour terminer, je souhaite à tous mes nouveaux lecteurs de prendre autant de plaisir à ces romans que lorsqu’ils ont commencé à s’aventurer dans le monde des livres.

Bon voyage.

Carlos Ruiz Zafón

Décembre 2009

1.

Jamais, malgré le passage des ans, Max n’oublia cet été où, presque par hasard, il découvrit la magie et ses maléfices. C’était en 1943, et les vents de la guerre dévastaient impitoyablement le monde. À la mi-juin, le jour même où Max fêtait ses treize ans, son père, horloger et aussi inventeur à ses moments perdus, réunit tous les membres de sa famille dans le salon et leur annonça que ce jour était le dernier qu’ils passaient dans ce qui avait été leur domicile durant les dix dernières années. La famille allait déménager sur la côte, loin de la ville et de la guerre, dans une maison au bord de la plage d’une petite localité sur le rivage de l’Atlantique.

La décision était irrévocable : ils partiraient dès le lendemain matin. En attendant, ils devaient empaqueter tous leurs biens et se préparer pour un long voyage jusqu’à leur nouveau foyer.

La famille reçut la nouvelle sans surprise. Tous avaient déjà compris que l’idée de quitter la ville pour un endroit plus habitable trottait dans la tête de Maximilian Carver depuis longtemps – tous, à l’exception d’un seul : Max. Pour lui, cette annonce eut le même effet qu’une locomotive en folie traversant un magasin de porcelaines chinoises. Frappé de plein fouet, il en resta bouche bée et le regard absent. Durant ce court instant s’imposa à son esprit la terrible certitude que tout son univers, y compris ses amis de collège, la bande de sa rue et la boutique de journaux illustrés du coin, était sur le point de disparaître à jamais. Rayé d’un seul trait de plume.

Tandis que le reste de la famille, la mine résignée, se dispersait pour préparer les bagages, Max demeura immobile en fixant son père. Le bon horloger s’agenouilla devant son fils et posa les mains sur ses épaules. Pas besoin d’un livre pour comprendre ce qu’exprimait le regard de Max.

— Aujourd’hui, ça te paraît la fin du monde, Max. Mais je te promets que le lieu où nous allons te plaira. Tu verras, tu te feras de nouveaux amis.

— Est-ce que c’est à cause de la guerre ? Est-ce que c’est pour ça qu’on doit partir ?

Maximilian Carver serra son fils dans ses bras, puis, sans cesser de lui sourire, il tira de la poche de sa veste un objet brillant qui pendait au bout d’une chaîne et le lui mit dans les mains. Une montre de gousset.

— Je l’ai faite pour toi. Bon anniversaire, Max.

Max ouvrit la montre, qui était en argent. À l’intérieur, chaque heure était marquée par le dessin d’une lune qui croissait et décroissait en suivant la marche des aiguilles, elles-mêmes formées par les rayons d’un soleil qui souriait au cœur du cadran. Sur le couvercle, gravés dans une belle calligraphie, figuraient ces mots : La machine du temps de Max.

Ce jour-là, sans le savoir, tandis qu’il observait la famille affairée à monter et à descendre, chargée de valises, et qu’il tenait dans sa main la montre que lui avait donnée son père, Max cessa d’un seul coup d’être un enfant.

La nuit de son anniversaire, Max ne ferma pas l’œil. Pendant que les autres dormaient, il attendit la venue de ce matin fatal qui devait marquer les adieux définitifs au petit univers qu’il s’était composé au long des ans. Il laissa passer les heures en silence, couché dans son lit, le regard perdu dans les ombres bleues qui dansaient au plafond de sa chambre, comme s’il espérait y découvrir un oracle capable de dessiner son destin à partir de ce jour. Il tenait toujours la montre que son père avait fabriquée pour lui. Les lunes souriantes du cadran brillaient dans la pénombre nocturne. Elles connaissaient peut-être la réponse à toutes les questions que Max avait commencé à collectionner depuis l’après-midi.

Les premières lueurs de l’aube finirent par pointer sur l’horizon bleu. Max sauta du lit et se dirigea vers le salon. Maximilian Carver était installé tout habillé dans un fauteuil près d’une lampe, avec un livre. Max vit qu’il n’était pas le seul à avoir passé la nuit sans dormir. L’horloger lui sourit et ferma le livre.

— Qu’est-ce que tu lis ? questionna Max en indiquant l’épais volume.

— Un livre sur Copernic. Sais-tu qui est Copernic ?

— Je vais au collège, papa.

Le père avait l’habitude de poser des questions à son fils comme si celui-ci venait tout juste de dégringoler de son arbre.

— Et que sais-tu de lui ? insista-t-il.

— Il a découvert que la Terre tourne autour du Soleil, et non l’inverse.

— C’est plus ou moins ça. Et sais-tu ce que cela signifie ?

— Des problèmes, répliqua Max.

L’horloger eut un large sourire et lui tendit le gros livre.

— Tiens. Il est à toi. Lis-le.

Max inspecta le mystérieux volume relié en cuir. Il semblait avoir mille ans et servir de séjour à quelque vieux génie retenu prisonnier dans ses pages par un sortilège séculaire.

— Bon, ajouta son père. Et maintenant, qui va réveiller tes sœurs ?

Max, sans lever les yeux du livre, fit un signe de tête pour indiquer qu’il lui cédait volontiers l’honneur de tirer Alicia et Irina, ses sœurs âgées respectivement de quinze et huit ans, de leur profond sommeil.

Puis, pendant que son père s’en allait claironner le réveil pour toute la famille, Max prit sa place dans le fauteuil, ouvrit grand le livre et se mit à lire. Une demi-heure plus tard, la famille au grand complet franchissait pour la dernière fois le seuil de la maison, vers une nouvelle vie. L’été venait de commencer.