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Max avait lu un jour dans un des livres de son père que certaines images de l’enfance restent gravées dans l’album de l’esprit comme des photographies, comme des scènes auxquelles, quel que soit le temps écoulé, on revient toujours et que l’on n’oublie jamais. Max comprit le sens de cette affirmation la première fois qu’il vit la mer. Cela faisait plus de cinq heures que le train roulait quand, soudain, à la sortie d’un tunnel, une étendue infinie de lumière et de clarté spectrale apparut sous ses yeux. L’azur électrique de la mer resplendissante sous le soleil de midi se grava dans sa rétine telle une vision surnaturelle. Tandis que le train poursuivait sa route à quelques mètres du rivage, Max mit la tête à la fenêtre et sentit pour la première fois sur sa peau l’odeur du vent imprégné de sel. Il se retourna pour regarder son père, qui l’observait depuis l’autre bout du compartiment avec un sourire mystérieux, acquiesçant à une question que Max n’avait pas réussi à formuler. Il sut alors que peu importait la destination de ce voyage et dans quelle gare s’arrêterait le train ; à dater de ce jour, jamais plus il ne vivrait dans un lieu d’où l’on ne pourrait pas voir chaque matin au réveil cette lumière bleue aveuglante qui montait vers le ciel comme une vapeur magique et transparente. Telle était la promesse qu’il venait de se faire à lui-même.

Tandis que, sur le quai de la gare du village, Max contemplait le train qui s’éloignait, Maximilian Carver abandonna quelques minutes sa famille avec les bagages devant le bureau du chef de station, afin de négocier avec un transporteur local un prix raisonnable pour acheminer colis, personnes, et tout l’attirail qui allait avec, vers leur destination finale. La première impression de Max, en découvrant le village et l’aspect qu’offraient la gare et les premières maisons dont les toits dépassaient timidement des arbres qui les entouraient, fut que l’endroit ressemblait à une maquette : un de ces villages en miniature pour collectionneurs de trains électriques, où prendre le risque de cheminer un peu trop loin pouvait vous amener à tomber de la table. Devant pareille idée, Max commençait à envisager une intéressante variante de la théorie de Copernic sur l’univers, quand, près de lui, la voix de sa mère le tira de ses divagations cosmiques.

— Alors ? Reçu ou recalé ?

— C’est trop tôt pour le savoir, répondit-il. On croirait une maquette. Comme celles des vitrines des magasins de jouets.

— Peut-être que c’en est une, dit sa mère en souriant.

Quand elle souriait, Max pouvait voir sur ses traits un pâle reflet de sa sœur Irina.

— Mais, poursuivit-elle, ne le dis pas à ton père. Le voilà qui revient.

Maximilian Carver était escorté de deux robustes transporteurs, dûment couverts de taches de graisse, de suie et de plusieurs autres substances impossibles à identifier. L’un et l’autre portaient d’épaisses moustaches et des casquettes de marin, comme si c’était là l’uniforme de leur profession.

— Je vous présente Robin et Philip, expliqua l’horloger. Robin transportera les bagages et Philip la famille. D’accord ?

Sans attendre l’approbation familiale, les deux malabars se dirigèrent vers la montagne de malles et se chargèrent méthodiquement des plus volumineuses sans trahir le moindre signe d’effort. Max sortit sa montre et examina le cadran aux lunes réjouies. Les aiguilles marquaient deux heures de l’après-midi. La vieille horloge de la gare indiquait midi et demi.

— L’horloge de la gare marche mal, murmura-t-il.

— Tu vois ? répliqua son père, euphorique. À peine arrivés, nous avons déjà du travail.

Sa mère sourit faiblement, comme elle le faisait toujours devant les démonstrations d’optimisme rayonnant de Maximilian Carver, cependant Max vit passer dans ses yeux une ombre de tristesse et cette extraordinaire lueur qui, depuis son plus jeune âge, le portait à croire qu’elle lisait dans l’avenir des choses que les autres ne pouvaient deviner.

— Tout ira bien, maman, dit Max, qui, une seconde à peine après avoir proféré ces mots, se sentit idiot.

Sa mère lui caressa la joue et lui sourit encore.

— Mais oui, Max. Tout ira bien.

À ce moment, Max eut la certitude que quelqu’un le regardait. Il se retourna rapidement et aperçut, entre les barreaux d’une fenêtre de la gare, un gros chat tigré qui l’observait fixement comme s’il pouvait lire dans ses pensées. Le félin cligna des yeux et, d’un bond qui révélait une agilité impensable chez un animal de cette taille, chat ou pas chat, s’approcha de la petite Irina et frotta son échine contre les chevilles blanches de la sœur de Max. L’enfant se baissa pour caresser l’animal qui miaulait en sourdine et le prit dans ses bras. Le chat se laissa bercer en léchant doucement les petits doigts de la fillette qui souriait, comme ensorcelée par le charme de la bête. Le chat dans les bras, elle s’approcha de l’endroit où la famille attendait.

— Nous venons tout juste d’arriver, et te voilà déjà avec une bestiole. Qui sait ce qu’elle trimbale sur elle ? déclara Alicia, visiblement dégoûtée.

— Ce n’est pas une bestiole. C’est un chat, et il est abandonné, répliqua Irina. Maman ?

— Irina, nous ne sommes même pas encore à la maison… commença sa mère.

— Il pourra rester dans le jardin. S’il te plaît…

La fillette prit un air lamentable, auquel le félin répondit par un miaulement touchant, plein de douceur et de séduction.

— C’est un gros chat sale, ajouta Alicia. Tu vas encore nous imposer tes caprices ?

Irina adressa à sa sœur aînée un regard pénétrant et acéré qui promettait une déclaration de guerre si celle-ci ne fermait pas immédiatement la bouche. Alicia soutint le regard quelques instants, puis se détourna avec un soupir rageur et s’éloigna en direction des transporteurs qui étaient en train de charger les bagages. En chemin, elle croisa son père, qui remarqua tout de suite la rougeur de son visage.

— Déjà en bagarre ? demanda Maximilian Carver. Et ça, c’est quoi ?

— Il est seul et abandonné, s’empressa d’expliquer Irina. Il restera dans le jardin et je m’en occuperai.

L’horloger, interdit, regarda le chat, puis sa femme.

— Je ne sais pas ce qu’en dira ta mère…

— Et toi, Maximilian Carver, qu’est-ce que tu en dis ? répliqua celle-ci avec un sourire qui trahissait son amusement de s’être déchargée du dilemme sur son mari.

— En bien, il faudrait le mener chez le vétérinaire, et puis…

— S’il te plaît… gémit Irina.

L’horloger et son épouse échangèrent un coup d’œil complice.

— Pourquoi pas ? conclut Maximilian Carver, incapable de commencer l’été par un conflit familial. Mais tu te chargeras de lui. Promis ?

Le visage d’Irina s’illumina et les pupilles du félin s’étrécirent au point de ne plus être qu’une tête d’épingle noire dans la sphère dorée et lumineuse de ses yeux.

— Allez ! En route ! Les bagages sont déjà chargés, s’écria l’horloger.

Irina, le chat dans les bras, courut vers les camionnettes. Le félin, la tête posée sur l’épaule de la petite fille, garda les yeux rivés sur Max. « Il nous attendait », pensa celui-ci.

— Ne reste pas planté là, Max. On y va, insista son père qui marchait vers les camionnettes, la main dans celle de sa mère.

Max les suivit.

C’est à ce moment que, pour une raison inconnue, il se retourna et regarda de nouveau le cadran noirci de l’horloge de la gare. Il l’examina attentivement et eut l’impression que quelque chose n’allait pas. Il se souvenait parfaitement qu’à leur arrivée l’horloge indiquait midi et demi. Maintenant, les aiguilles étaient arrêtées sur midi moins dix.