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— Quel genre de films ? s’enquit Irina en quittant son chat des yeux pour la première fois depuis un quart d’heure.

Maximilian Carver haussa les épaules.

— Je l’ignore. Des films. Est-ce que ce n’est pas fascinant ? Nous avons un cinéma à domicile.

— Ça, c’est dans le cas où le projecteur fonctionne, fit remarquer Alicia.

— Merci pour tes encouragements, ma fille, mais je te rappelle que ton père gagne sa vie en réparant les machines détraquées.

Andréa Carver posa les mains sur les épaules de son mari.

— Je me réjouis d’entendre ça, monsieur Carver, parce qu’il faudrait que quelqu’un ait un brin de conversation avec la chaudière de la cave.

— Je m’en occupe, répondit l’horloger en se levant de table.

Alicia suivit son exemple.

— Mademoiselle, intervint Andréa Carver, vous devez d’abord manger. Vous n’avez touché à rien.

— Je n’ai pas faim.

— Je peux le faire à sa place, suggéra Irina.

Andréa Carver repoussa catégoriquement une telle éventualité.

— Elle ne veut pas grossir, chuchota ironiquement Irina à son chat.

— Je suis incapable de manger avec cette chose qui traîne sa queue et laisse des poils partout, déclara Alicia.

Irina et le félin la dévisagèrent avec le même mépris.

— Pauvre idiote, décida Irina en sortant dans la cour avec l’animal.

— Pourquoi lui passes-tu tous ses caprices ? Quand j’avais son âge, tu ne me laissais pas faire la moitié de ce qu’elle fait, protesta Alicia.

— Nous n’allons pas remettre ça ? dit Andréa d’une voix calme.

— Ce n’est pas moi qui ai commencé, répliqua sa fille aînée.

— D’accord. Excuse-moi. – Andréa Carver caressa légèrement la longue chevelure d’Alicia, qui détourna la tête en esquivant cette tentative de conciliation. – Mais termine ton petit déjeuner. S’il te plaît.

À cet instant, un fracas métallique retentit sous leurs pieds. Ils se regardèrent tous les trois.

— Votre père est entré en action, murmura Andréa Carver tout en achevant son bol de café.

Mécaniquement, Alicia commença à mastiquer un toast, tandis que Max essayait de s’ôter de la tête l’image de cette main tendue et des yeux exorbités du clown qui souriait dans la brume du jardin des statues.

4.

Les bicyclettes que Maximilian Carver avait tirées de leur purgatoire dans le petit abri de la cour se révélèrent en meilleur état que Max ne l’avait imaginé. En fait, elles donnaient l’impression de n’avoir pratiquement jamais été utilisées. Armé de peaux de chamois et d’un liquide spécial pour nettoyer les métaux dont sa mère ne se séparait jamais, Max découvrit que, sous la couche de saleté et de moisissure, elles étaient toutes deux neuves et reluisantes. Avec l’aide de son père, il en graissa la chaîne et les pignons, puis gonfla les pneus.

— Il faudra probablement changer les chambres à air, expliqua Maximilian Carver, mais pour le moment on peut encore rouler avec.

Une des bicyclettes était plus petite que l’autre et, tout en la nettoyant, Max se demandait si le docteur Fleischmann les avait achetées des années auparavant dans l’idée de se promener un jour avec Jacob sur le chemin de la plage. Maximilian Carver lut dans le regard de son fils l’ombre d’un sentiment de culpabilité.

— Je suis certain que le vieux docteur aurait été ravi que tu te serves de cette bicyclette, dit-il.

— Moi, je n’en suis pas si sûr, murmura Max. Pourquoi les a-t-il laissées là ?

— Les mauvais souvenirs vous poursuivent sans que l’on ait besoin de les emporter avec soi, répondit Maximilian Carver. Je suis convaincu que personne ne s’en est plus jamais servi. Allons, monte dessus. Nous allons les essayer.

Ils posèrent les roues au sol et Max régla la hauteur de la selle, en vérifiant du même coup si les câbles des freins étaient bien tendus.

— Il faudrait y mettre un peu plus de graisse, dit-il.

— C’est bien ce que je pensais, confirma l’horloger qui se mit immédiatement au travail. Écoute, Max.

— Oui, papa.

— Ne t’interroge pas trop sur ces bicyclettes, d’accord ? Ce qui est arrivé à cette pauvre famille ne nous concerne en rien. Je ne sais pas si j’ai bien fait de vous le raconter, ajouta l’horloger avec un soupçon d’inquiétude dans la voix.

— Ce n’est pas grave. – Max serra de nouveau le frein. – Comme ça, il est parfait.

— Alors, vas-y.

— Tu ne m’accompagnes pas ?

— Cette après-midi, s’il te reste encore du courage, je te battrai à plate couture. Mais à onze heures je dois retrouver au village un certain Fred, qui me cédera un local pour installer la boutique. Il faut penser aux affaires.

Maximilian Carver ramassa les outils et s’essuya les mains sur une des peaux de chamois. Max contempla son père en se demandant comment il était lorsqu’il avait son âge. La tradition familiale prétendait qu’ils se ressemblaient, mais la même tradition affirmait aussi qu’Irina ressemblait à Andréa Carver, ce qui n’était rien d’autre qu’un de ces stupides lieux communs que les grands-mères, les tantes et toute la galerie des cousins insupportables qui se manifestent aux repas de Noël répétaient d’année en année en caquetant comme des poules pondeuses.

— Max est encore parti dans ses rêves, commenta Maximilian Carver avec un sourire.

— Tu savais que, près du bois qui est derrière la maison, il y a un jardin avec des statues ? lâcha soudain Max, qui fut le premier surpris de s’entendre formuler cette question.

— Je suppose qu’il y a dans les parages beaucoup de choses que nous n’avons pas encore vues. Le garage lui-même est rempli de caisses et j’ai découvert ce matin que la cave de la chaudière ressemble à un musée. À mon avis, il suffirait que nous vendions tout ce bric-à-brac qui se trouve dans la maison pour que je n’aie même pas besoin d’ouvrir une boutique : nous pourrions vivre de nos rentes.

Maximilian Carver adressa à son fils un regard comminatoire.

— Écoute, si tu n’essayes pas cette bicyclette, elle se couvrira de nouveau de cochonneries et finira à l’état de fossile.

— C’est fait, dit Max en donnant le premier coup de pédale à la bicyclette que Jacob Fleischmann n’avait pas eu le temps d’étrenner.

Longeant une longue file de maisons semblables à leur nouvelle résidence, il pédala, en direction du village, sur le chemin de la plage qui s’arrêtait juste à l’entrée d’une petite baie où se trouvait le port des pêcheurs. Il n’y avait guère plus de quatre ou cinq barques amarrées aux vieux quais, et c’étaient presque toutes des petits canots en bois qui ne dépassaient pas quatre mètres de longueur et que les pêcheurs locaux utilisaient pour poser d’antiques filets à quelques centaines de mètres de la côte.

Max, toujours sur sa bicyclette, contourna le labyrinthe des bateaux en réparation sur les quais et les piles de caisses en bois de la halle aux marées. Se fixant pour but le petit phare, il s’engagea sur la jetée en forme de demi-lune qui fermait le port. Une fois au bout, il laissa sa bicyclette posée contre le phare et s’assit pour se reposer sur un des gros blocs de pierre, exposés aux attaques répétées de la mer, qui bordaient la face extérieure de la jetée. De là, il contempla l’océan qui s’étendait comme une plaque de lumière aveuglante jusqu’à l’infini.

Cela faisait à peine quelques minutes qu’il était assis face à la mer quand un autre cycliste arriva sur la jetée. Le garçon, qu’il estima âgé de seize ou dix-sept ans, roula jusqu’au phare et laissa son coursier à côté de celui de Max. Puis, lentement, il écarta l’épaisse chevelure qui lui tombait sur le visage et marcha vers l’endroit où Max se reposait.