Malko était certain d’être surveillé depuis sa descente d’avion. Son visa avait été accordé avec une célérité étrange par le consulat polonais de Vienne. Trois jours au lieu de quinze. Comme si les Polonais avaient été ravis de le voir arriver. Il essaya de ne pas penser aux difficultés qui l’attendaient. Sa voisine, qui cherchait visiblement à engager la conversation, fascinée par ses yeux d’or, demanda :
— C’est la première fois que vous venez à Varsovie ?
— Oui, dit Malko. Je voyage peu en Europe de l’Est.
— Ah, mais vous voyagez beaucoup, j’ai vu les étiquettes sur votre valise… Vous avez déjà pris le Concorde ?
— Oui. C’est assez fantastique.
— Vous n’avez pas eu peur ? Il paraît qu’il y a des pannes…
Malko sourit.
— Vous savez, tous les avions ont des maladies de jeunesse. Les premiers « 707 » et « 747 » en avaient eu d’autres, c’était plus ennuyeux qu’un voyant qui s’allume… Je crois que cela a été beaucoup grossi. Tout le monde n’aime pas le Concorde. En tout cas, je le reprendrai avec plaisir. Et sans crainte.
— Ah bon, vous me rassurez, dit la Française boulotte. Je dirai ça à mon mari. Parce que je voudrais bien aller à New York avec. Trois heures et demie, vous pensez…
En attendant, ils étaient loin de l’Amérique. Le bus entrait dans Varsovie. L’énorme gâteau de pierre grise du Palais de la Culture, construit par les Soviétiques en 1956, apparut dans le brouillard, dominant Varsovie de ses 235 mètres, comme un sinistre château fort de cauchemar. Les Varsoviens disaient que l’homme le plus heureux de Varsovie était son concierge, le seul habitant de la ville à ne pas l’apercevoir de sa fenêtre en se réveillant.
Le bus tourna dans Marszalkowska, la grande artère nord-sud, bordée d’immeubles modernes, alternant avec des terrains vagues. Une foule compacte, silencieuse, engoncée dans de lourds manteaux, se pressait sur les trottoirs. C’était le quartier des grands magasins. Où on ne trouvait d’ailleurs rien. Puis le bus tourna à droite, dans Krölewska. L’hôtel Victoria, construit par les Suédois, se trouvait en face de l’esplanade où jadis se trouvait le Palais Royal. De l’autre côté, dans le brouillard, on apercevait la masse blanche de l’Opéra. Le Victoria, avec ses cinq étages de ciment et de glaces, tranchait sur la grisaille de la ville comme un diamant sur des cailloux. Bien que ce fût un sentiment illusoire, Malko se sentit mieux en pénétrant dans le hall qui ressemblait à celui de n’importe quel hôtel américain. Il y avait même une exposition de peintures dans le lobby. Sa chambre était fonctionnelle et confortable. Il vida sa valise, se passa un peu d’eau de toilette Jacques Bogart sur le visage et, avant de sortir de la chambre, il prit le soin d’enrouler un cheveu autour d’une des serrures de sa valise. Juste pour voir…
Il se sentait oppressé. En roulant dans Varsovie, il avait réalisé tout le paradoxe de sa mission : ou il échouait, ou il confirmait ses soupçons sur Roman Ziolek et les services polonais feraient tout pour le liquider. Dans un pays où ils étaient tout-puissants… Plusieurs taxis attendaient devant l’hôtel. Le premier refusa de le prendre, le second aussi… Écœuré, il partit à pied, le visage haché par une brise glaciale, pénétrante. Au bout de cent mètres, il avait envie de hurler et ne sentait plus son visage. Autour de lui, les piétons semblaient tout aussi frigorifiés que lui. Il longea le hideux Palais de la Culture, suivant Marszalkowska sur plus d’un kilomètre vers le sud. Lorsqu’il arriva en vue du bureau de la Lot, sur Warynskiego Ludwika, il avait l’impression d’avoir traversé la Russie à pied. Il demeura plusieurs minutes à se réchauffer, sans pouvoir prononcer un mot. Les lèvres gelées. Enfin, il s’approcha d’un des guichets.
— Mr. Lowicka ?
L’employée blonde aux cheveux filasse se leva et alla chercher un garçon rondouillard avec de grosses lunettes de myope.
— Je suis Mr. Linge, dit Malko, je viens chercher mes billets pour Cracovie.
Le Polonais sembla se réveiller, examina Malko d’un coup d’œil rapide et sourit.
— Ah oui, ils sont prêts.
Il alla fouiller dans un classeur, en tira une enveloppe cachetée qu’il tendit à Malko.
— Voilà, bon voyage, monsieur.
Malko empocha l’enveloppe et fila vers la sortie. Cette fois, il attendit qu’un taxi s’arrête pour décharger des gens et se précipita, un billet d’un dollar à la main. Trente secondes plus tard, il roulait vers le Victoria… Alors, seulement, il ouvrit l’enveloppe. En plus du billet aller-retour pour Cracovie, il y avait un carré de papier blanc et quelques mots en anglais.
Ce soir. Opéra. Salle Émilia. Devant le buste de Mylakarskego. Entracte.
Il roula le papier en boule dans sa poche. Lowicka était un « contact » de la station C.I.A. de Varsovie. Malko avait son premier rendez-vous avec un opposant au régime. Quelqu’un qui était proche de Roman Ziolek. Une certaine Wanda Michnik. Chanteuse « pop » passée à l’action politique. Il ne restait plus qu’à trouver une place pour l’Opéra.
Lorsqu’il posa la question à l’employé du desk au Victoria, le Polonais secoua la tête d’un air découragé.
— Pas avant quinze jours, sir. C’est complet.
— Ah, c’est ennuyeux, fit Malko en jouant avec un billet de cinq dollars.
Il disparut dans les doigts du concierge comme une mouche dans la gueule d’un lézard.
— Je crois que je trouverai une place, fit le Polonais. Je ferai monter le billet dans votre chambre. L’Opéra commence à huit heures…
En Pologne, toutes les choses sérieuses, y compris les putes, se payaient en dollars.
Malko se dirigea vers l’ascenseur, rassuré. Cinq dollars, au cours du marché noir, cela représentait une semaine de salaire…
Il commençait bien sa partie de « qui perd gagne ».
Le capitaine Stanislas Pracek tira pensivement sur son fume-cigarette. Rapidement il relut le rapport qu’on venait de lui apporter du Bureau des Passeports, une annexe du Directorat n°1.
Ainsi, les Américains poursuivaient leur enquête. La partie allait être serrée, mais finalement cela l’arrangeait plutôt car la mort stupide de Julius Zydowski avait créé une situation délicate. C’était à lui de la rétablir. De son petit bureau situé près du ministère de l’Intérieur, rue Rakowiecka, il pouvait tirer toutes les ficelles. Les différents Directorats du S.B. étaient prêts à lui apporter toute l’aide nécessaire. Il appuya sur une sonnette, appelant un planton.
Il était temps de pousser le premier pion.
D’après la tête de ses voisins, Malko conclut que les premiers rangs de l’Opéra devaient être attribués en priorité aux stakhanovistes extrayant dix tonnes de charbon à l’heure ou aux bons citoyens ayant dénoncé au moins dix contre-révolutionnaires… Ce qui se passait sur scène n’était guère plus gai. Une cantatrice, monstrueuse de laideur, émettait dans une langue incompréhensible des glapissements évoquant les plaintes d’un chat dont la queue serait prise dans une porte. Heureusement, de temps à autre, des coups de cymbales couvraient sa voix.
Les heureux privilégiés écoutaient, béats, cette cacophonie. À leur décharge, il faut dire que les distractions sont rares dans les pays de l’Est. Malko se souvint du cas d’un de ses amis diplomates en poste à Moscou qui avait vu 71 fois le Lac des cygnes…