La salle était pleine, sauf quelques fauteuils dont celui à droite de Malko, au troisième rang.
Le rideau tomba pour un changement de décor. Enfin, le silence. Au même moment, une apparition quasi divine dans cet environnement déprimant ramena Malko à la vie. Une grande jeune femme blonde qui se hâtait dans l’allée centrale. Il l’observa avec une incrédulité ravie. De grandes tresses blondes nouées sur la tête, un visage presque mongol avec de hautes pommettes saillantes et des yeux très bleus. Et surtout une ahurissante poitrine, moulée dans un haut très ajusté, qui la faisait ressembler à un personnage de bande dessinée pour adultes. Deux obus qui pointaient à l’horizontale, soutenus par une armature invisible, à la courbe nette comme un dessin d’architecte, à la limite de la disproportion.
Malko vit des hommes, qui ne savaient sûrement pas épeler le mot sexe, se dévisser le cou sur le passage de l’inconnue. Celle-ci s’arrêta devant la rangée de Malko. Visiblement la place vide à côté de lui était la sienne. Le bas valait le haut. Une longue jupe noire moulait des hanches épanouies, coupée de brandebourgs qui empêchaient une grande fente, devant, de devenir trop indiscrète. Lorsque l’inconnue croisa les jambes, Malko aperçut des mollets musclés et des escarpins à talons très hauts.
Entre les nattes et les talons, l’inconnue dépassait 1 m 80. Superbe bête.
Le rideau se releva. Sa voisine n’avait même pas effleuré Malko de son regard. Il voyait d’elle un profil net, un menton volontaire. Le parfum qui l’entourait n’avait sûrement pas été fabriqué sur les bords de la Vistule.
Les hurlements reprirent sur scène et Malko se plongea dans la réflexion. La présence de l’inconnue à sa gauche n’était sûrement pas due au hasard. Le S.B. avait dû réexpédier dare-dare dans sa mine de charbon un travailleur méritant pour le remplacer par cette créature de rêve. Les Polonais réagissaient vite et étaient bien informés.
Malko se mit à penser à son rendez-vous. Il se savait étroitement surveillé. Comment faire ?
Sur scène, l’héroïne plongea un poignard de carton dans la poitrine du baryton, ce qui fit baisser l’intensité des glapissements. Malko put se concentrer un peu mieux. Sa voisine décroisa les jambes, provoquant un petit crissement soyeux et agréable, et applaudit.
Malko rêvait à un bombardement qui aurait transformé l’Opéra en un petit tas de cendres, lorsque le rideau tomba sur la première partie.
Avant qu’il ait eu le temps de se lever, sa voisine avait abandonné son siège. Oubliant que son sac était sur ses genoux. Celui-ci bascula, vomissant son contenu. N’écoutant que sa galanterie, Malko se précipita à quatre pattes sous les sièges, réunissant les objets épars. Il fut récompensé par un sourire radieux.
— Oh, Thank you.
— Pourquoi parlez-vous anglais ? demanda Malko.
La blonde accentua son sourire.
— À cause de vos vêtements. Vous n’êtes pas polonais…
— Non, c’est vrai, je suis autrichien.
— Ah ! dit-elle. Je parle un peu allemand… Je suis d’origine allemande.
Tout le monde se leva. Malko aussi. Il se retrouva, marchant dans l’allée à côté de l’inconnue, sous les regards envieux des stakhanovistes.
— Il fait chaud ici, dit-elle soudain. J’ai soif.
— Il y a sûrement un bar, dit Malko.
— Oui, à droite.
Piégé. Le contact était établi. Mais il préférait savoir à qui il avait affaire. À droite du foyer se trouvaient plusieurs petits stands où des matrones rébarbatives débitaient des pâtisseries douteuses et des boissons aux couleurs étranges, style limonade de foire.
On buvait beaucoup. Malko se fit servir contre quelques zlotys deux verres d’un liquide violet et revint vers sa voisine. Celle-ci l’observait comme un entomologiste prêt à disséquer un insecte. Avec un regard absolument impénétrable. De près, sa poitrine était encore plus étonnante… On avait envie d’y mettre les mains. Grâce à la haute taille de la jeune femme, ce n’était pas monstrueux. Le haut noir avait un col officier et semblait ajusté au millimètre grâce à une multitude de boutons le fermant de haut en bas.
— Je m’appelle Anne-Liese, fit l’inconnue. Et vous ?
— Malko Linge, dit Malko. Vous parlez remarquablement bien allemand.
Anne-Liese eut un sourire modeste :
— Oh ! je vois beaucoup d’Allemands. Je travaille pour ORBIS, l’organisation de tourisme. J’ai quelques jours de repos et j’en profite pour faire ce que je veux. Si je peux vous aider, je connais tous les coins amusants de Varsovie, je sais où on trouve du caviar. Du russe, évidemment.
— Le caviar m’intéresse toujours, dit Malko.
Le temps passait et l’entracte n’allait pas durer éternellement. Il trempa ses lèvres dans la boisson violette, posa le verre encore plein et dit :
— Je vous prie de m’excuser, je voudrais me laver les mains.
— C’est là-bas, à gauche, dit Anne-Liese.
Il était déjà parti, rentrant dans le foyer, en tournant à droite. Les toilettes se trouvaient de l’autre côté du grand escalier menant aux salles du bas. Au lieu de continuer tout droit, Malko plongea dans les marches, hors du champ de vision de son encombrante conquête.
Excepté deux ouvreuses en gris fer, aux mollets de coureur cycliste, la salle Émilia était déserte. Malko regarda le nom inscrit sur le socle de la première statue. « Hemingway. » Il continua et s’aperçut que la salle était en L. La seconde partie était aussi vide que la première, à l’exception d’une seule personne. De dos devant une statue. Malko ne voyait d’elle que des cheveux blonds courts, une robe bleue mal coupée et des bottes noires. Avant même d’avancer, il fut certain qu’il s’agissait du buste de Mylakarskego. Normalement, ces salles servaient de promenade aux spectateurs, mais ceux-ci préféraient demeurer agglutinés autour des buffets sans alcool.
Il fit quelques pas en direction de l’inconnue, et celle-ci, entendant du bruit, se retourna. Il aperçut un nez retroussé, une bouche molle et sensuelle, des yeux très bleus, une expression ouverte et inquiète. De grands cernes bistre soulignaient les yeux. Une lueur chaleureuse passa dans son regard, aussitôt éteinte. La fille – ce ne pouvait être que Wanda Michnik – pivota et se replongea dans la contemplation de la statue. Malko se retourna. Un homme à lunettes examinait le buste de Beethoven, son programme à la main.
Wanda Michnik revint sur ses pas, passa devant Malko. Cette fois, il lut dans son regard un mélange de peur et de désespoir. Elle disparut dans le grand escalier et il la suivit à distance.
Elle s’assit à l’avant-dernier rang sur la droite. Contenant sa rage, il retourna vers le bar. Le S.B. venait de marquer un point. La pulpeuse Anne-Liese n’était qu’un des éléments de la souricière. Ou Wanda Michnik s’était affolée pour rien. Ce qui n’était pas impossible. Dans ce cas, il faudrait la rattraper plus tard.
Anne-Liese, altière comme une walkyrie, l’accueillit d’un sourire un peu pincé.
— Ach, je vous croyais perdu. Cet Opéra est si grand !
Elle se tenait tellement droite que ses seins semblaient encore augmenter de volume. Malko ne put s’empêcher de se demander quelle consistance ils avaient. Une sonnerie retentit : la fin de l’entracte. Anne-Liese passa son bras sous le sien, avec l’énergie d’un catcheur. Il effleura au passage la masse tiède d’un sein.
Cette fois, les stakhanovistes eurent des regards carrément furieux.
Tout le temps du second acte, la Polonaise se tint toujours aussi droite, mais, cette fois, il émanait d’elle une sorte de magnétisme animal qui se décuplait chaque fois qu’elle croisait ou décroisait les jambes. Le brandebourg le plus bas, sur la jupe, ne parvenait pas à fermer le tissu plus bas qu’à mi-cuisse. Il semblait maintenant à Malko que chacun de ses gestes lui était adressé. Profitant d’un moment de silence, elle se pencha sur lui.