Chapitre XI
Cyrus Miller pénétra si brusquement dans la « cage » que les filins d’acier en tremblèrent ! Encore plus couperosé que d’habitude. Il s’assit, dit à peine bonjour à Malko et attaqua d’une voix furieuse :
— Qu’est-ce qui vous prend de refuser notre « filière » ! Vous réalisez les efforts qu’il a fallu pour mettre sur pied quelque chose comme cela en quelques heures. Jamais on n’aurait dû vous laissez venir ici. D’autant plus que votre histoire est vaseuse.
Heureusement que les déflecteurs électroniques fonctionnaient. Sinon, les gens du S.B. se seraient tordus de rire.
— Plaignez-vous au Directorat des Plans, fit Malko amèrement.
Cyrus Miller ramena en arrière ses derniers cheveux et dit :
— Ici, c’est moi le patron. J’estime que vous courez un risque beaucoup plus grand. Nous avons eu une conférence à votre sujet hier. Si vous étiez pris, cela risquerait de mettre en péril le travail de plusieurs années. Et ils ne vous échangeraient pas contre rien…
Charmante perspective.
— Je ne peux pas partir sans ordre de mon Directorat, dit Malko qui connaissait les arcanes de la C.I.A.
Le chef de station fouilla dans sa poche et y prit un télex décodé qu’il lui mit sous le nez.
— Voilà. J’ai carte blanche de Langley. Cessez de jouer au con. Ils peuvent décider n’importe quand de vous arrêter et nous n’y pourrons rien. Or, vous détenez des informations « sensibles » sur la Company. Il serait préjudiciable pour la sécurité du pays qu’elles tombent entre les mains des Polonais.
Malko demeura silencieux. Tout cela était vrai.
— J’ai besoin de quelques heures, dit-il. Ou j’aurai des éléments qui me permettront de continuer ou je laisse tomber. De plus je n’ai pas une confiance absolue en vos filières d’évasion et vous savez pourquoi.
Un ange passa. En deuil.
Deux mois plus tôt, deux agents hollandais avaient été abattus par des gardes frontières est-allemands alors qu’ils empruntaient une filière C.I.A. pour les conduire hors du pays.
— Cela vaut mieux que le Goulag, dit Cyrus Miller. Quels sont les éléments que vous attendez ?
Malko résuma la situation. Sans omettre sa soirée avec Anne-Liese.
— Je crois que le S.B. se sert de moi pour faire avancer son enquête, dit-il. Eux non plus ne connaissent pas les preuves qui peuvent exister contre Ziolek. Ils comptent sur moi pour les réunir. Ensuite… Mais tant que je n’ai pas réussi, ils veilleront sur moi…
— Ce père Jacek Pajdak, vous le connaissez ?
— Oui, reconnut l’Américain. Il est assez connu. C’est un des animateurs du Znak, le groupe catholique libéral.
— Donc, s’il peut m’aider, il le fera, conclut Malko.
Dans la Pologne communiste, l’église catholique continuait d’être une force avec laquelle il fallait compter. 95 % des Polonais sont catholiques pratiquants et même le tout-puissant parti ouvrier unifié ne peut se heurter de front à l’église.
— Je vous donne jusqu’à ce soir, conclut Cyrus Miller sans emballement. Attention à Anne-Liese.
Malko sourit.
— Qu’espèrent-ils ? Que je me confie sur l’oreiller ? L’Américain ne sourit pas.
— Les gens de l’Est ont toujours les mêmes méthodes, remarqua-t-il. C’est une façon pratique de vous « marquer », sans utiliser trop de monde. Eux aussi ont des problèmes de personnel. Quand vous la larguez, ils savent que c’est le moment d’activer le dispositif de surveillance intensif. Elle voit les gens que vous rencontrez, vous pouvez laisser échapper une information importante… Si vous la fuyez, ils essaieront autre chose.
— Je ne la fuirai pas, dit Malko.
Quand on était au contact d’un agent ennemi, on avait toujours une minuscule chance de le retourner… Cette partie d’échecs mortels excitait Malko. Il y avait parmi le million et demi d’habitants de Varsovie une femme qui détenait un secret terrible. Il fallait la trouver avant les autres.
Cyrus Miller se leva lourdement.
— Je ne vous souhaite pas bonne chance, dit-il. Je veux vous voir ici cet après-midi, si votre tuyau est crevé, O.K. ?
— O.K., promit Malko.
Le chef de station de la C.I.A. arrêta les déflecteurs électroniques et ouvrit la porte de la « cage ».
Malko ressortit de l’église Sainte-Anne un peu réchauffé. Il fallait une volonté de fer pour se replonger dans le froid. C’était sa quatrième église depuis qu’il avait quitté l’ambassade. De quoi amuser ses suiveurs. Il avait commencé par celle de la Sainte-Croix, où l’on conservait pieusement le cœur de Frédéric Chopin. Habitude qui aurait dû se généraliser. En répartissant équitablement les viscères du grand musicien, on aurait grandement favorisé le tourisme…
Une rafale glaciale le balaya, gelant d’un coup son nez et ses oreilles. Il enfonça plus profondément ses mains dans ses poches et se courba sous le blizzard. La prochaine était la bonne. Mais, avant, il avait une ultime précaution à prendre. Il traversa en courant la place Zamkovy et ralentit dans l’Ulica Swietojanska, à l’orée de la vieille ville.
C’était incroyable : chaque maison avait été reconstruite exactement comme elle existait avant la guerre. Mais la réalisation était si parfaite que cela faisait décor de cinéma. Autre signe insolite : le silence. Les voitures étaient interdites et les passants se hâtaient sans bruit dans le brouillard glacé montant de la Vistule.
Un son inattendu rompit le silence : des musiciens ambulants et frigorifiés jouaient au coin de la rue Zapiecek.
Devant le restaurant Krokodyl, deux fiacres attendaient d’hypothétiques clients…
Malko s’engouffra dans le couloir du numéro 27. Là où il était entré avec Wanda Michnik. Il le traversa et se retrouva dans une cour. Il y avait un petit mur à droite, de deux mètres de haut. Il s’y agrippa, le franchit et retomba de l’autre côté.
À peine était-il au sol qu’il entendit des pas qui traversaient la cour en courant.
Ses suiveurs. Ils allaient déboucher dans l’étroite rue Pivna. Deux autres rues la croisaient à courte distance et ils ne pourraient pas savoir immédiatement où Malko était passé. Celui-ci attendit quelques secondes et ressauta par dessus le mur. La cour était déserte. Il traversa à nouveau le couloir et se retrouva, essoufflé, sur le Rynek. Il passa devant deux miliciens en train de s’engueuler avec le propriétaire des fiacres, tourna à gauche dans la rue Nowomiezka qui filait vers la « barbacane », les anciens remparts ceinturant la vieille ville.
Cent mètres plus loin, il franchit une sorte de pont-levis flanqué de deux tours et sortit de la vieille ville. L’église des Dominicains était juste en face de lui, au coin de Fréta et de Moskowa. Il s’y engouffra, descendit quelques marches pour atteindre la nef et s’arrêta dans la pénombre. C’était bon de ne plus avoir froid. Il laissa ses yeux s’habituer à l’obscurité. L’église comportait une nef principale et deux latérales. Il savait que le père Jacek Pajdak confessait dans celle de gauche. Il passa devant la statue de saint Hyacinthe, patron de l’église, et se retourna : personne n’était entré à sa suite, donc il avait semé ses suiveurs.
Il pénétra dans la petite nef.
Des hommes et des femmes attendaient, agenouillés sur des prie-Dieu, le tour de se confesser. Malko lut les noms sur les confessionnaux. Le troisième portait le nom de Jacek Pajdak. Trois femmes attendaient devant et deux étaient agenouillées de chaque côté du confessionnal. Malko choisit un prie-Dieu et attendit. Dès que l’une des pénitentes se leva, il se précipita, coupant l’herbe sous les pieds de sa voisine, prit place dans le confessionnal et tira le rideau.