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– Où va-t-il?

– Il remplace lord Topham à Strelsau, dit-elle. Impossible d’avoir une situation plus agréable, en dehors de Paris.

– Strelsau! Hum! fis-je en jetant un regard à mon frère.

– Bah! qu’est-ce que cela peut faire? reprit-elle avec impatience. Vous irez, n’est-ce pas?

– Ma foi, je n’en ai guère envie.

– Oh! vous êtes par trop exaspérant!

– Je ne crois pas réellement que je puisse aller à Strelsau. Voyons, ma chère Rose, trouveriez-vous convenable?…

– Qui est-ce qui se souvient à l’heure qu’il est de cette histoire?»

Là-dessus, je tirai de ma poche une photographie du roi de Ruritanie, laquelle avait été faite environ deux mois avant son avènement au trône.

«Peut-être n’avez-vous jamais vu un portrait de Rodolphe V? Ne croyez-vous pas que cela réveillerait bien des souvenirs si je paraissais à la cour de Ruritanie?»

Ma belle-sœur examina la photographie, puis me regarda. «Ô mon Dieu!»

Et elle laissa tomber la photographie sur la table.

«Qu’en dis-tu, Bob?» demandai-je.

Burlesdon se leva, et alla au fond de la pièce chercher un journal.

Il revint, tenant un numéro du London News illustré. Ce journal contenait une grande gravure représentant la cérémonie du couronnement de Rodolphe V dans la cathédrale de Strelsau. Il mit la gravure et la photographie côte à côte. Assis devant la table, je les comparais, je regardais, et j’oubliais tout.

Mes yeux allaient de ma propre image à celle de Sapt, de Strakencz, à la robe de pourpre du Cardinal, au visage du duc Noir, à la silhouette altière de la princesse assise à son côté. Je regardais, longtemps, ardemment.

Mon frère, en posant sa main sur mon épaule, me tira de ma rêverie. Il me regardait, et je lisais dans ses yeux un doute, une question.

«La ressemblance est extraordinaire, comme vous pouvez voir, dis-je, et, vraiment, je crois que je ferai mieux de ne pas aller en Ruritanie.»

Rose, quoique ébranlée, ne voulait pas lâcher pied.

«Bah! c’est une défaite, fit-elle avec mauvaise humeur. Vous ne voulez rien faire. Sans quoi vous pourriez devenir ambassadeur.

– Je n’ai jamais songé à devenir ambassadeur, dis-je.

– Oh! c’est plus que vous n’en pourriez faire», riposta-t-elle.

C’était la vérité pure, et pourtant j’avais été bien plus que cela. Comment l’idée de devenir ambassadeur eût-elle pu m’éblouir? N’avais-je pas été roi?

Lorsque ma jolie belle-sœur, de fort mauvaise humeur, nous eut quittés, Burlesdon alluma une cigarette, et me regarda de nouveau de la même façon interrogative.

«Cette gravure, dans le journal…, commença-t-il.

– Prouve que le roi de Ruritanie et votre humble serviteur se ressemblent comme deux gouttes d’eau.»

Mon frère secoua la tête. Ce n’était pas là, évidemment, ce qu’il avait voulu dire.

«C’est vrai, et pourtant il me semble que j’aurais vu tout de suite que cette photographie n’était pas la tienne. Il me semble qu’il y a entre la photographie et la gravure une petite différence. Je ne saurais dire en quoi elle consiste: elles sont très semblables, et pourtant…

– Pourtant?

– La gravure te ressemble encore davantage.

– Eh bien! moi, répondis-je hardiment, je trouve que la photographie est plus ressemblante. Quoi qu’il en soit, Bob, je ne veux pas aller à Strelsau.

– Non, non, tu ne dois pas y aller.»

Soupçonne-t-il quelque chose? A-t-il quelques lueurs de la vérité? Je n’en sais rien. Si oui, il ne m’en a rien dit et, ni lui ni moi, ne faisons jamais allusion à cette affaire. Sir Jacob Borrodaile a dû trouver un autre attaché.

Depuis que les événements que je viens de conter se sont passés, j’ai mené la vie la plus calme dans une petite maison que j’avais louée à la campagne. Tout ce qui intéresse les hommes dans ma position sociale, ambition, plaisirs, n’a pour moi aucune espèce d’attrait. Lady Burlesdon désespère complètement de pouvoir rien faire de moi; mes voisins me traitent de rêveur, de paresseux, de sauvage. Je suis encore tout jeune pourtant et, de temps en temps, je m’imagine que mon rôle en ce monde n’est pas fini; qu’un jour, d’une façon ou d’une autre, je me trouverai encore mêlé à de grandes choses, que j’aurai à traiter des affaires d’État, à me mesurer avec des ennemis, à réunir toutes mes forces pour combattre le bon combat, et frapper d’estoc et de taille.

Telle est la trame de mes pensées lorsque, mon fusil ou une canne à la main, je vagabonde à travers les bois ou le long du fleuve. Ce songe s’achèvera-t-il? Je ne puis le dire. Encore moins puis-je dire si la scène, dont je garderai éternellement la mémoire, sera celle aussi de mes nouveaux exploits. En tout cas, j’aime à penser que, une fois encore, je traverse la foule qui me salue dans les rues de Strelsau, ou que je me trouve à l’ombre du triste donjon de Zenda.

Puis, ma rêverie abandonne l’avenir pour retourner vers le passé, et c’est alors une longue suite d’apparitions: d’abord, cette première nuit avec le roi, et ma défense héroïque derrière la table à thé, et la nuit dans le fossé, et la poursuite à travers la forêt. Je vois défiler amis et ennemis; le peuple qui avait appris à m’aimer, à me respecter, ces six misérables qui avaient juré ma mort. Et, parmi ceux-là, il en est un surtout, un qui court encore le monde, méditant la ruse et la trahison. Où est ce Rupert, cet enfant qui a failli me perdre? Quand son nom traverse ma mémoire, ma main instinctivement cherche mon épée, mon sang court plus vite dans mes veines, et l’insinuation du destin, le pressentiment, s’accentue, se précise, et me murmure à l’oreille que je n’en ai pas fini avec Rupert. Et je fais des armes. Je m’exerce, je cherche à ne pas me rouiller et à conserver, autant que possible, mes forces pour cette rencontre éventuelle.

Chaque année, je vais à Dresde, où mon cher et fidèle ami Fritz von Tarlenheim vient me rejoindre. La dernière fois, sa jolie femme Helga l’avait accompagné, ainsi qu’un beau bébé joufflu. Nous restons une semaine ensemble, Fritz et moi; il me conte tout ce qui se passe à Strelsau. Le soir, il me parle de Sapt et du roi, et quelquefois même de Rupert; et enfin, lorsque la nuit s’avance, nous parlons d’elle, de Flavie! Car, chaque année, Fritz apporte avec lui, à Dresde, une petite boîte au fond de laquelle est couchée une rose rouge; autour de la tige de la rose s’enroule une petite bande de papier avec ces mots: «Rodolphe – Flavie – toujours!» Fritz en remporte une toute pareille. Ces messages et les bagues que nous portons, voilà tout ce qui me lie à la reine de Ruritanie.

Reverrai-je jamais son cher visage, ses joues pâles, ses cheveux d’or? Je ne sais. Se peut-il qu’un jour, quelque part, elle et moi, nous nous trouvions réunis, sans que rien puisse nous séparer? Je ne sais.

Mais, si cela ne doit jamais être, si jamais plus je ne dois la regarder ni l’entendre, c’est bien! En ce monde, je vivrai comme il convient à un homme qu’elle aime; et, dans l’autre, Dieu veuille me donner un sommeil sans rêves.

1894