— Volontiers.
Devant la maison Haraneder, un certain désordre régnait autour du chariot vide que deux gentilshommes de la Reine Mère passaient au peigne fin sous l’œil vide du cocher. La foule attirée par le débarquement des bagages se retirait. Cependant, à quelques pas de la porte, deux mousquetaires discutaient avec animation. L’un d’eux était M. d’Artagnan. Sylvie s’approcha :
— Vous êtes le capitaine d’Artagnan, n’est-ce pas ?
— Lieutenant seulement, madame, fit-il en la saluant…
— Pouvez-vous m’expliquer ce qui s’est passé ? Je suis la duchesse de Fontsomme, dame d’atour suppléante de la nouvelle reine.
— Une affaire grave, je le crains, madame la duchesse. Pour faire honneur à l’Infante, le Roi avait décidé que mes mousquetaires garderaient, cette nuit, les portes de sa maison. Quand les chariots sont arrivés, deux d’entre eux étaient en faction : M. de Laissac ici présent et M. de Saint-Mars.
— Monsieur de S…
— Vous le connaissez ?
— À peine mais, je vous en prie, veuillez continuer.
D’Artagnan expliqua alors qu’au moment où les chariots s’étaient arrêtés – leur escorte espagnole n’ayant pas dépassé les portes de la ville – les laquais s’étaient chargés des grandes malles de cuir mais que l’intendant de la Reine Mère avait prié les gardes de bien vouloir se charger des cassettes scellées aux armes d’Espagne. L’un après l’autre, Laissac et Saint-Mars les avaient montées, chacun d’eux attendant pour y aller que l’autre soit redescendu. Or, descendant pour la seconde fois, M. de Laissac n’avait retrouvé ni le dernier coffret ni Saint-Mars…
— Vous ne supposez tout de même pas qu’il ait pu ?… Oh ! Mais c’est un gentilhomme et un soldat… protesta Sylvie.
— Je sais, et croyez que cette perspective ne me réjouit pas…
— Il n’y a aucune raison qu’il soit parti avec le coffret ! Si M. de Saint-Mars a abandonné son poste il a dû avoir une raison… grave ! Une raison importante. Vous savez comme moi quel… attrait exerce sur lui la maison Etcheverry où je loge…
— Sans doute. Malheureusement, quelqu’un l’a vu !
— Prendre le coffret et s’enfuir avec ?
— Oui.
— Qui prétend cela ?
— L’homme que vous voyez là-bas, gardé par deux de mes hommes. C’est l’un des pèlerins de l’hospice et il a vu Saint-Mars filer en direction de la mer…
Abasourdie, Sylvie essayait de mettre deux idées bout à bout. Le rendez-vous fixé à Maïtena n’était que pour le lendemain soir et Saint-Mars n’avait aucune raison… à moins que ?…
Elle crut entendre encore la voix si triste du jeune homme murmurer : « Je suis pauvre… S’il en était autrement, j’entrerais hardiment dans la maison d’Etcheverry pour lui demander sa fille… » Et sentit son cœur s’alourdir. Face à la fortune que représentaient les bijoux d’une infante, n’avait-il pu résister à la tentation ? Après tout, elle ne connaissait pas cet homme ni jusqu’où la passion pouvait le mener. Pourtant, quelque chose lui murmurait que c’était impossible. Ce Saint-Mars avait un regard trop franc, trop direct ! En outre, Maïtena, si fière, n’accepterait jamais de devoir son bonheur à un vol misérable… surtout exécuté de cette façon stupide ! Il faisait nuit sans doute, mais de là à filer avec un coffret sous le bras en s’imaginant que personne ne le verrait partir, c’était proprement ridicule. Elle s’aperçut qu’elle pensait tout haut quand elle entendit d’Artagnan opiner :
— Je suis assez de votre avis et je crois m’y connaître en hommes, mais on ne sait jamais ce qui peut se produire dans la tête d’un garçon amoureux. S’il n’y avait ce témoin…
— Puis-je lui parler ?
— Bien entendu. Venez avec moi !
Le pèlerin qui arborait avec ostentation un grand chapeau de feutre cabossé orné au retroussis de la traditionnelle coquille Saint-Jacques ne plut pas à Sylvie. En dépit de sa vêture pieuse, de sa mine confite et de sa parole onctueuse, il se dégageait de lui quelque chose de trouble. Avec une sorte de complaisance, il répéta l’accusation déjà portée : il avait vu le mousquetaire descendre du chariot avec un coffret puis, au lieu de rentrer dans la maison, regarder autour de lui si personne ne pouvait le voir et s’enfuir à toutes jambes vers l’obscurité de la plage.
— Et vous, il ne vous a pas remarqué ? demanda Sylvie.
— Non, j’étais dans l’ombre de la petite chapelle que vous voyez là-bas et, sur le moment, je n’en ai pas cru mes yeux. Mais… il a bien fallu me rendre à l’évidence. En dépit de son magnifique uniforme, cet homme n’est qu’un voleur !…
— Cela vous satisfait, capitaine ? Je veux dire lieutenant ?
Sylvie avait attiré le mousquetaire à quelques pas pour lui poser la question. Il haussa les épaules :
— Pas vraiment, madame la duchesse ! Mais le moyen de dire le contraire ? D’autant que je ne vois pas pour quelle raison un pèlerin inconnu s’amuserait à nous mentir. Et, en vérité, je ne connais pas bien Saint-Mars.
— Vous allez le libérer, ce pèlerin ?
— Le moyen de faire autrement ? Un routier de Dieu ! L’Infante serait horrifiée que l’on s’en prenne à l’un de ces gens-là…
Prenant l’officier par le bras, elle l’attira à quelques pas.
— Ne pourriez-vous, au moins…
Elle s’arrêta net. Un peu plus loin, Perceval de Raguenel et le duc de Gramont traversaient tranquillement la place où des danseurs espagnols s’apprêtaient pour un spectacle. Plantant là le mousquetaire sans autre explication, elle saisit ses jupes à deux mains et se mit à courir vers eux :
— Toutes mes excuses, monsieur le maréchal, mais je dois parler de toute urgence à votre compagnon. Souffrez que je vous l’enlève !
L’expression de joyeuse surprise s’effaça du noble visage :
— J’espérais que vous nous rejoigniez, soupira-t-il. Nous allions souper chez Mademoiselle.
— Croyez-moi tout à fait navrée, mais il s’agit d’une affaire d’importance.
Perceval connaissait trop bien Sylvie pour ne pas venir à son secours. Quelques excuses courtoises et il se laissait emmener. En quelques mots elle lui raconta ce qui venait de se passer puis, désignant le pèlerin que ses gardes laissaient aller :
— Il faut suivre cet homme ! Quelque chose me dit qu’il ment.
— Comptez sur moi !
Il se mit en marche à la suite du bonhomme tandis que Sylvie regagnait précipitamment la maison de la Reine Mère. Il fallait absolument qu’elle fût au coucher, et elle arriva juste à temps pour voir Louis XIV baiser cérémonieusement – avec tout de même un soupir de regret ! – la main de Marie-Thérèse avant de regagner son propre logis. Pendant son absence, Mme de Navailles avait réussi à calmer la Molina par le truchement de Motteville : il ne fallait pas que l’on trouble par une vilaine affaire de vol la première nuit en France. Mais, dès que la jeune fille eut posé la tête sur l’oreiller, elle lui tira sa révérence au propre comme au figuré et regagna la maison Etcheverry aussi vite que possible, sans se laisser distraire par la fête colorée qui se donnait sur la place : il fallait, à tout prix, qu’elle voie Maïtena !
En dépit de l’heure tardive, tout était encore éclairé et tout empestait le chocolat : on avait dû en préparer pour le retour du maréchal. Quand elle pénétra dans la grande salle, un certain désordre y régnait : sièges renversés, pots cassés, dont d’ailleurs Manech Etcheverry semblait se soucier fort peu. Assis sur une chaise devant la cheminée, les coudes aux genoux et le dos rond, il fumait sa pipe avec une sorte de rage en regardant les flammes… Il ne se leva même pas à l’entrée de Sylvie, preuve patente qu’il devait être de fort mauvaise humeur.