CHAPITRE 3
UN CADEAU POUR LA REINE
Ce fut à Fontainebleau et, bien entendu, au moment où elle s’y attendait le moins que Sylvie revit François.
Avant de présenter la Reine à Paris et d’y faire avec elle sa « joyeuse entrée », Louis XIV décida de passer quelques jours dans un palais qu’il aimait particulièrement. Il y avait plus d’un an que la Cour avait quitté la capitale pour la Provence et le Pays basque et il est toujours agréable de rentrer chez soi. En outre, le long voyage de retour en plusieurs semaines ponctuées de fêtes, de discours, de banquets, de bals et de toutes sortes de distractions avait offert trop de logements improvisés, voire misérables, pour que tous ne souhaitent retrouver l’espace et le charme de ce qui était alors la plus agréable des résidences royales.
Sylvie aussi aimait Fontainebleau où elle avait séjourné à plusieurs reprises sous le règne précédent. Elle appréciait la beauté de la grande forêt et l’agrément des bâtiments moins élevés que ceux de Saint-Germain, moins sévères que ceux du Louvre où la royauté s’était réinstallée après les troubles de la Fronde – avec le Cardinal qui tenait beaucoup de place – quand on avait pu mesurer la difficulté de défendre l’aimable Palais-Royal. Sylvie conservait le souvenir – amusé avec le recul du temps ! – de sa première rencontre avec Richelieu. Et c’est en y pensant qu’elle était descendue dans les jardins, ce matin-là de bonne heure, dans l’intention de jouir de la fraîcheur de la rosée et de refaire cette première promenade qui devait avoir tant d’influence sur sa vie de petite fille d’honneur de quinze ans, puisqu’elle lui avait permis de rencontrer, non seulement le redoutable Cardinal mais aussi celui qui était devenu son époux et que, ce jour-là, accompagnait le trop beau et trop imprudent Cinq-Mars. Un pèlerinage de tendresse en quelque sorte !
Il était vraiment tôt : l’aurore incendiait le ciel et Sylvie pensait disposer d’une petite heure, le couple royal étant encore au lit. Or, en arrivant au pavillon Sully, elle s’aperçut que l’immense enfilade de jardins allant de l’étang aux carpes au Grand Canal était envahie par une foule de gens affairés, valets, ouvriers, jardiniers et artificiers, mêlés à ce qui ne pouvait être que les préparatifs d’une grande fête dont personne n’avait sonné mot, le parc étant, la veille au soir, rigoureusement vide et désert. Déçue, un peu mécontente, elle allait se décider à rentrer au château quand, derrière elle, une voix masculine se fit entendre :
— Par grâce, madame, gardez-moi le secret encore deux ou trois heures !
Le son grave et chaud de la voix l’atteignit comme une flèche. Elle se retourna et vit qu’il était là, que c’était lui qui venait de parler. À cause de la grande mante de soie légère dont elle s’était enveloppée contre l’humidité de l’aube, il ne l’avait pas reconnue. Et maintenant ils étaient face à face, figés par la surprise et se regardant sans trouver un mot à dire, sans oser un geste. Seuls vivaient leurs cœurs, qui battaient la chamade, leurs yeux qui se pénétraient plus ardemment peut-être que ne l’eût fait un baiser, illuminés d’une joie dont ils n’étaient maîtres ni l’un ni l’autre mais qui, très vite, épouvanta Sylvie. Réagissant enfin, elle voulut fuir, mais il la retint par un pli de sa mante :
— En souvenir d’autrefois, Sylvie, accordez-moi au moins cet instant puisque Dieu nous permet de le vivre à l’écart des regards indiscrets de la Cour.
— Dieu ? N’est-ce pas un trop grand nom, trop commode aussi pour un simple hasard ?
— Que vous regrettez, bien sûr !
— Je viens de manquer au serment que j’avais fait à votre victime de ne vous revoir de ma vie. N’est-ce pas assez ?
— Non, parce que vous êtes injuste. Quand deux hommes se font face, l’épée à la main, les armes sont égales. C’est corps pour corps, sang pour sang, vie pour vie, et quand l’un d’eux tombe, il n’est pas plus une victime que l’autre un bourreau.
— Vous l’avez tué pourtant !
— Mais je ne le voulais pas et c’est là que résidait la différence entre nous : lui se battait pour tuer. Moi pas.
— Vous en êtes sûr ?
— En conscience, oui ! Nous étions de force sensiblement égale au jeu de l’escrime et je ne voulais pas mourir. Peut-être me suis-je défendu un peu trop bien. J’ai conscience, depuis longtemps, qu’il eût mieux valu pour moi d’être tué. Pour moi et surtout pour vous… Mon ombre eût été plus heureuse : elle aurait vécu tout près de vous ces interminables années où vous êtes demeurée quasiment recluse sur vos terres et qui m’ont fait tant de mal !
— Cela ne se dirait guère, fit-elle avec une pointe d’amertume qui n’échappa pas à François.
— Allons donc ! Ne me dites pas que je n’ai pas changé ?
C’était indéniable, mais s’il était à présent différent, il n’en était peut-être que plus séduisant. Ses cheveux, jadis si longs, si blonds, avaient pris une teinte plus foncée et s’argentaient légèrement vers les tempes. Coupés au ras des épaules et rejetés en arrière, ils dégageaient le visage énergique dont les traits se creusaient, accusant davantage la ressemblance avec César de Vendôme son père. Si le jeune dieu nordique d’autrefois s’effaçait, il était incontestable que la maturité seyait à François de Beaufort : sa silhouette, sans s’épaissir le moins du monde, en tirait plus de puissance sous le justaucorps de daim gris fer qu’il portait avec des bottes de cavalier.
— En effet, admit Sylvie, vous avez changé…
Mais il ne la laissa pas continuer :
— L’apparence seulement, Sylvie. Le cœur, lui, est toujours le même… toujours tout à vous !
— Encore un mot sur ce sujet et je vous quitte ! fit-elle sévèrement en esquissant un mouvement de retraite qu’il arrêta de la main.
— Je pensais, après tant d’années de pénitence, avoir acquis le droit de vous dire ce qu’il en est de moi.
— Celui qui est entre nous ne vous accorde aucun droit. D’ailleurs, je ne vous crois pas. Si éloignée que j’aie été de la Cour, ses bruits n’en sont pas moins venus jusqu’à moi. On parlait, à votre sujet, d’une demoiselle de Guerchy ; on avance à présent le nom de Mme d’Olonne…
Au léger sourire qui détendit les lèvres dures, elle comprit qu’elle venait de commettre une faute en laissant entendre qu’elle s’intéressait toujours à lui et se traita de sotte. Cette fois, il fallait partir si elle ne voulait pas poursuivre le dialogue sur un ton différent. Virant sur ses talons avec une prestesse qui fit voler sa mante, elle se trouva nez à nez avec Nicolas Fouquet, survenant à la tête d’une troupe de musiciens et disant :
— Où en êtes-vous, monseigneur ? Tout sera-t-il prêt pour le plaisir de Leurs Majestés lorsqu’elles sortiront de la messe ?… Tiens, madame la duchesse de Fontsomme ! C’est apparemment le jour des surprises, mais la mienne est la plus heureuse puisque je vous rencontre. Vous êtes bien matinale.
— J’ai toujours aimé ce parc et je venais y rêver un peu quand je suis tombée…
— Sur les préparatifs de la fête que M. le duc de Beaufort veut offrir au Roi et pour laquelle il s’est donné beaucoup de peine.
— Je n’en serais pas sorti sans vous, mon cher Fouquet ! Vous êtes, en vérité, un grand magicien…
— Inutile de me chanter ses louanges ! coupa Sylvie en tendant sa main au surintendant des Finances. M. Fouquet est, depuis longtemps, l’un de mes plus fidèles amis. Mais j’ignorais que vous vous connaissiez ? ajouta-t-elle d’un ton plus sec.
— Vous n’allez pas, j’espère, lui en vouloir pour ça ? C’est la passion de la mer qui nous a rapprochés. Vous n’ignorez pas que j’ai la survivance du poste d’amiral qui est encore à mon père. Fouquet est le nouveau maître de Belle-Isle et nous avons tous deux de grands projets pour mieux fortifier les côtes bretonnes et construire en eau profonde un port capable d’accueillir des vaisseaux de guerre entre Brest et Dunkerque. Nous pensons aussi à ma principauté de Martigues dont on pourrait faire, en Méditerranée, un grand port de commerce…