— Pitié, monseigneur ! dit Fouquet en riant. N’accablez pas Mme de Fontsomme sous nos projets. Peut-être nous prendrait-elle pour des fous… Oh Dieu ! Voilà M. Colbert qui nous arrive avec sa mine sombre et son œil fureteur. Il me suit à la trace dès que je mets le pied chez le Roi.
— Le miel attire les mouches et puis, mon ami, votre trace est si brillante qu’elle est facile à relever. Pour ma part je n’aime pas cette laide figure d’envieux et je vous la laisse. J’accompagne Mme de Fontsomme jusqu’au Grand Degré…
Sylvie aurait bien voulu refuser, mais elle craignit de paraître discourtoise aux yeux de Fouquet. Elle chemina donc un instant sans parler aux côtés de François puis demanda :
— Pourquoi perdre votre temps à me faire la conduite ? Vous allez être en retard.
— C’est avec vous que je suis en retard : de dix ans ! Sylvie… Accordez-moi de vous revoir… de temps en temps au moins. Ces années m’ont été si pénibles…
Les yeux fixés sur la pointe de ses souliers qui apparaissaient et disparaissaient au rythme de la marche, Sylvie se garda bien de tourner la tête vers lui. Au son de sa voix, elle devinait qu’il devait avoir ce visage de passion auquel jadis elle n’avait pu résister.
— Cela ne m’est pas apparu si long, à moi !
— Dieu que vous êtes cruelle ! Seulement je ne vous crois pas. Ce fou de Bussy-Rabutin prétend que l’absence est à l’amour ce qu’est au feu le vent… qu’il éteint le petit et allume le grand. Le mien est plus fort que jamais, Sylvie. Et le vôtre ?
— Brisons là, je vous prie ! C’est une question que je ne vous permets pas de me poser parce que je ne me la pose plus depuis longtemps. Cela dit, la vie de cour nous obligera à des rencontres. Il faudra vous en contenter.
— J’aimerais pourtant voir vos enfants. Votre petite Marie était si mignonne… et, ajouta-t-il d’un ton plus grave, je serais heureux de connaître votre fils.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, la gorge soudain séchée.
— C’est… naturel il me semble…
Cette fois elle le regarda avec une sorte d’épouvante, mais il venait de s’arrêter près d’un portique de roses et de jasmins, et respirait une fleur d’un air innocent. Que savait-il au juste de la naissance de Philippe ? En connaissait-il la date exacte au point d’en déduire la vérité ? Pourtant, la guerre faisait rage à cette époque et il croulait sous les responsabilités…
— Que voyez-vous là de si naturel ? demanda-t-elle, décidée à le pousser dans ses retranchements.
Il eut un sourire, arracha la rose qu’il lui offrit, prit son autre main pour l’entraîner à l’écart des jardiniers au travail puis, posant sur ses doigts un baiser très doux, il murmura :
— Ne me laisserez-vous jamais personne à aimer ?
Sans rien ajouter, il laissa la main retomber et rejoignit le théâtre de verdure improvisé où tout à l’heure on donnerait l’un de ces ballets que le Roi aimait tant. Rêveuse, Sylvie remonta chez la Reine…
La fête de M. de Beaufort fut une réussite et le Roi daigna s’y amuser. Sylvie nettement moins, car dès l’instant où elle parut dans la suite de la Reine, le maréchal de Gramont, qui la poursuivait de ses assiduités depuis Saint-Jean-de-Luz en dépit de la présence de sa femme, s’attacha à ses pas avec une constance que la jeune femme jugeait agaçante.
Le clou de la journée fut l’instant où Beaufort, magnifique dans un habit de taffetas noir glacé d’argent – Sylvie devait découvrir par la suite que, comme elle, il ne portait que les couleurs du deuil –, vint mettre genou en terre devant la jeune Reine en lui offrant le plus ravissant négrillon qui se puisse voir. Il devait avoir de dix à douze ans et, pour rehausser encore sa beauté, on l’avait vêtu de satin doré et coiffé d’un turban assorti où moussaient des plumes blanches. Tout à fait à son aise, il salua d’abord avec une amusante gravité en croisant les mains sur sa poitrine et en s’inclinant puis, content des murmures admiratifs des courtisans, il alluma un éclatant sourire.
— Il vient du royaume de Soudan, Madame, expliqua Beaufort en espagnol, tout exprès pour vous servir. Il est adroit en toutes choses, il joue de la flûte et sait danser. Il s’appelle Nabo… Il est chrétien.
Tandis que Marie-Thérèse, rouge de joie, riait en frappant ses mains l’une contre l’autre dans un geste qui lui était familier, sa naine qui la suivait partout comme un petit chien vint prendre le jeune garçon par la main pour l’entraîner sous une tonnelle où elle s’était préparé un petit repas de gâteaux et de sucreries afin de le partager avec lui. Ils étaient à peu près de la même taille mais le contraste qu’ils formaient – elle si laide en dépit de ses habits magnifiques, lui si beau ! – était frappant et, naturellement, quelques plaisanteries osées fusèrent sur ce qui pouvait sortir plus tard d’un tel couple. Un coup d’œil sévère du Roi les fit taire tandis que Marie-Thérèse recommandait :
— Tu peux jouer avec lui, Chica, mais ne me l’abîme pas !
Sur le visage grossier où les traits semblaient avoir du mal à se mettre d’accord pour composer une physionomie, un étonnant, un radieux sourire éclata soudain :
— Oh non !… Il est trop joli ! Chica en prendra grand soin !…
Pendant le souper fastueux où Beaufort tint à servir en personne son jeune souverain, Mademoiselle, qui pour une fois n’avait pas faim, se rapprocha de Sylvie assise à l’écart sur un banc de pierre voisin d’un parapluie de roses, et s’installa auprès d’elle. Durant le long voyage de retour, les deux femmes avaient noué amitié.
— Que faites-vous là seulette ? Ne me dites pas que votre amoureux vous délaisse déjà ? Ou bien l’avez vous renvoyé ?
— Mon amoureux ? Oh… M. de Gramont ? Il vient de partir pour Paris où l’appelle je ne sais quelle affaire.
Elle dit cela d’un ton tellement indifférent que la princesse se mit à rire.
— Allons, je constate avec joie qu’il ne vous émeut guère et vous n’imaginez pas comme j’en suis ravie !
— Pourquoi donc ?
— Parce que je redoute qu’il ne devienne veuf un jour et ne demande votre main…
— Pourquoi deviendrait-il veuf ? La duchesse est-elle malade ?
— Sa santé n’est pas des meilleures. Ce n’est d’ailleurs pas une sinécure d’avoir épousé un Gramont, et la pauvre Françoise de Chivré qui détient le titre déteste son château de Bidache où on la confine généralement et passe le plus de temps qu’elle peut avec sa fille, la princesse de Monaco. Elle doit s’y sentir en sûreté !
— En sûreté ? Ne le serait-elle pas auprès de son époux ?
— Oh, l’époux serait assez bon homme en dépit de son caractère emporté, et surtout intéressé, mais le pire c’est son frère, le chevalier, qui est un vrai démon et que, malheureusement, il écoute un peu trop. Si celui-ci juge un jour qu’une nouvelle alliance, avec une femme riche et bien en cour, pourrait être utile à la famille, la duchesse pourrait faire à Bidache un dernier séjour… un peu malsain.
— Vous ne voulez pas dire, Altesse, que cette pauvre femme pourrait…
Le regard effaré de sa nouvelle amie fit sourire la princesse.
— Oh si ! Je les en crois très capables et la pauvre Françoise ne l’ignore pas. Elle fait d’affreux cauchemars quand elle est là-bas. Elle m’a dit un jour y avoir rencontré le fantôme de sa belle-mère…