Quand le jour se leva, je vis mieux notre position au milieu d’autres bateaux dont les proues étaient toutes tournées vers le quai, de même que ceux d’en face : la largeur de la Corne d’Or, le port de Constantinople le permettait. Un seul était ancré parallèle à la terre dans le léger courant venu d’un petit fleuve : c’était une flûte comme en construisaient les Hollandais mais de faible tonnage permettant un équipage réduit. Son aspect paisible à la panse arrondie était celui d’un honnête commerçant.
— Il a tout de même quatre canons, commenta Stavros, qui ajouta en riant : Faut bien qu’il protège les ballots de tapis et de fourrures venus de Russie qu’il embarquera dans la journée de demain. Mais c’est seulement à deux heures du matin qu’il mettra à la voile. Nous, on partira juste après…
— Et nous allons le suivre durant tout ce voyage ? C’est impossible ! Il ira plus vite que nous.
— C’est nous qui pourrions aller plus vite que lui. Si tu n’étais pas dessus, tu verrais que cette felouque est taillée pour la course, comme une galère, que ses mâts peuvent porter plus de toile que d’habitude et que si le vent fait défaut ça devient vraiment une galère : on rame ! Ce que ce lourdaud ne peut pas. Tu verras, ajouta-t-il en me tapant sur l’épaule, ça fait les muscles !
— Et qu’es-tu censé aller faire à Marseille ?
— Du commerce comme tout le monde ! En principe, je travaille pour les frères Barthélémy et Giulio Greasque de Marseille, qui ont des comptoirs ici. Il y a là-dedans du café et de la cannelle, du poivre et de l’opopanax. Si on coule, on sentira bon !
Et de partir de ce rire énorme qui lui allait si bien. Le soir venu, nous nous installâmes sur le pont pour observer la Vaillante. Aux environs de minuit, alors que le froid se faisait plus vif, Stavros me tendit une longue-vue sans rien dire : une chaloupe glissait sur l’eau calme en direction de la flûte. On y voyait assez clair : la lune qui imprimait au ciel le croissant de l’Islam dessinait les silhouettes noires des hommes qui la montaient. L’un d’eux arracha soudain son chapeau pour secouer ses cheveux dans le vent d’un geste que je connaissais bien. On l’obligea à le recoiffer aussitôt, mais j’avais eu le temps de remarquer la clarté de cette chevelure. Un moment plus tard, la Vaillante quittait son mouillage et commençait sa descente vers la mer. Nous nous affairâmes aux manœuvres d’appareillage…
— Je ne vous infligerai pas le détail de ce voyage, continua Philippe, avec un coup d’œil à sa mère qui lui semblait bien pâle mais qui le rassura d’un sourire. Il se passa au mieux grâce à l’habileté de Stavros et aux qualités nautiques de son bateau. Le Français d’ailleurs jouait son jeu de commerçant, ne se pressait pas, s’arrêtant aux escales obligatoires où parfois nous le précédions. Par Ténédos, Tinos, Cythère et Zante, nous avons atteint le canal de Sicile puis celui de Sardaigne sans mauvaises rencontres et, surtout, sans avoir perdu notre gibier. Enfin, un soir, au coucher du soleil, ce furent les rives du Lacydon[81]. Stavros, après avoir observé que la flûte ne venait pas à quai, dirigea son bateau – nous étions aux rames depuis l’entrée du port – vers un emplacement voisin du nouvel hôtel de ville alors en construction. Ainsi nous avions retrouvé à peu près le même poste de surveillance qu’au quai du Phanar, sur la Corne d’Or. Cela nous permit de voir, à peine arrivés, un homme vêtu de noir qui prenait place dans la chaloupe et se faisait conduire de l’autre côté du port, vers un endroit qui se situait entre l’arsenal des galères encore inachevé et les tours de l’abbaye Saint-Victor :
— Il va prévenir quelqu’un, commenta Stavros qui m’avait pris en amitié et voulait m’aider autant qu’il lui était possible. Peut-être que le mystérieux voyageur ne va plus rester là bien longtemps. À ton tour de faire en sorte de continuer à le suivre…
Ayant séjourné longuement dans la ville avant le départ pour Candie, je la connaissais bien et savais où m’adresser pour trouver les moyens de poursuivre mon voyage : des habits occidentaux, de quoi constituer un bagage et surtout un cheval. En déambulant dans les rues bruyantes descendant de l’église Saint-Laurent où se mêlaient à peu près toutes les races du tour de la Méditerranée, j’étais plein d’ardeur mais aussi d’inquiétude : allais-je réussir, tout seul, à garder la piste de Monseigneur sans me faire remarquer ? C’est alors que le Ciel me donna une chance inattendue : je rencontrai Pierre de Ganseville !
— Ganseville ? s’exclama un chœur à trois voix. Que faisait-il là ?
— Il cherchait un bateau pour se rendre à Candie. Mais, de prime abord, je faillis ne pas le reconnaître tant les traces de son malheur l’avaient changé. En effet, il était tombé du haut du ciel dans les tourments de l’enfer : sa jeune femme, dont il était passionnément épris, est morte en donnant le jour à un fils qui, au bout d’une semaine, suivit sa mère dans la tombe. Vous imaginez ce qu’il a souffert !
— Pauvre, pauvre garçon ! murmura Sylvie émue. Mais tu parlais d’une chance pour toi ?
— Et une grande ! Je vous l’ai dit, du fond de son malheur a surgi une idée fixe : chercher les traces de Beaufort à la mort duquel il ne voulait pas croire et qu’il se reprochait d’avoir quitté pour un bonheur trop bref jugé à présent égoïste. Nous nous sommes retrouvés avec la joie que vous concevez, bien qu’il ait eu quelque peine à me reconnaître avec cette abondance de barbe. Quand je lui ai appris pourquoi j’étais à Marseille, je l’ai vu revivre, se transformer sous mes yeux, et si le joyeux compagnon d’autrefois était toujours absent, l’homme qui me tendit la main avait retrouvé toute son énergie. La perspective de sauver notre chef le galvanisait et nous avons établi un plan : nous allions prendre logis dans une auberge voisine de l’abbaye Saint-Victor où logeaient les fidèles qui venaient faire leurs dévotions au saint lieu, sans se douter de la mauvaise réputation des moines depuis quelques années. Son avantage était que, de ses fenêtres, on pouvait surveiller la Vaillante qui se trouvait à peu de distance. Puis Ganseville m’attendit en gardant le cheval que je venais d’acheter tandis que j’allais faire mes adieux à Stavros et changer mes vêtements grecs pour ceux que je m’étais procurés. Content des quelques pièces d’or que je lui offris en signe de gratitude, ce brave homme me promit de ne pas repartir tant que la flûte serait au port, au cas où elle quitterait Marseille sans avoir débarqué son passager…
— Si cela se produisait, dit-il, tu t’en apercevrais et tu n’aurais qu’à revenir au galop pour que nous reprenions la poursuite… Quand on me confie une mission je la mène toujours à son terme.
Grâce à Dieu, il existe des gens de cette qualité ! Cependant, pendant plusieurs jours il ne se passa rien. Jour et nuit, nous nous relayions à la fenêtre de notre chambre, Ganseville et moi, et l’inquiétude commençait à nous gagner quand, enfin, une nuit, des cavaliers entourant une voiture fermée vinrent prendre position sur la petite place déserte que formait la berge près de chez nous. Aussitôt, la flûte mit une chaloupe à l’eau et la scène observée à Constantinople se renouvela dans le sens inverse…
Le cœur nous battait fort, je vous assure, tandis que nous gagnions silencieusement l’écurie où nos chevaux restaient sellés toute la nuit. Un moment plus tard, la voiture et son escorte repartaient à allure réduite.