Commençait alors pour nous la poursuite la plus cruelle, parce que nous comprîmes vite que tout espoir de délivrance était impossible. Nous n’étions que deux quand il aurait fallu, sinon une armée, du moins une compagnie. L’escorte était déjà nombreuse mais, dès avant Aix, des cavaliers de la maréchaussée vinrent l’augmenter et envelopper le carrosse dont on ne cacha plus qu’il contenait un prisonnier d’État. Pourtant, nous avons continué en dépit des chemins qui devinrent plus rudes quand on s’enfonça dans les montagnes mais qui nous permettaient de mieux nous dissimuler. L’allure s’était de beaucoup ralentie. C’est ainsi que nous sommes tout de même arrivés à la fin de ce calvaire…
— Où est le duc ? demanda Perceval d’une voix dont la sécheresse cachait l’émotion.
— À Pignerol, une forteresse à la frontière de la Savoie…
— Nous savons, soupira Sylvie. C’est là que l’on a enfermé ce pauvre Fouquet… Qu’avez-vous fait ensuite ?
— Nous avons pris un peu de repos dans la bourgade voisine en essayant de réfléchir, sans parvenir à trouver la moindre solution. Ganseville, alors, m’a conseillé de venir vous rassurer sur mon sort. Lui a choisi de rester là-bas pour être aussi près que possible de son prince. Mais je vais y retourner. Peut-être la chance nous sourira-t-elle un jour et trouverons-nous un moyen…
— Au cours de votre route, coupa Perceval, l’avez-vous seulement vu ?
— Ganseville, en soudoyant un valet d’auberge chargé d’apporter du vin et de la nourriture, a réussi à l’apercevoir. Il faut vous dire qu’entre Marseille et Pignerol on ne l’a pas laissé descendre une seule fois de sa prison roulante. Quand Pierre est revenu vers moi, il est tombé dans mes bras en pleurant. Non seulement Monseigneur est séquestré de façon inhumaine mais, en outre, son visage est caché sous un masque… Un masque en velours noir.
CHAPITRE 13
UNE FORTERESSE DANS LES ALPES
Cette nuit-là, bien après que tous se furent retirés, Sylvie garda les yeux grands ouverts, réfléchissant sur ce qu’elle venait d’entendre, rassemblant des souvenirs anciens ou plus récents comme les morceaux d’un jeu de patience. Le silence de la maison qui l’enveloppait d’un cocon rassurant était propice à cet exercice car jamais son esprit n’avait été aussi clair. Tout s’ajustait selon une logique implacable, depuis les nuits du Val-de-Grâce[82] jusqu’à la récente aventure de Philippe, tellement incompréhensible pour qui ne savait rien du plus lourd secret pesant sur la maison de Bourbon. Si le Roi Très Chrétien pouvait espérer que les hasards d’une bataille le délivrent d’un lien qui devait tourner au cauchemar, la loi de Dieu lui interdisait, sous peine de damnation, d’ordonner de façon directe ou indirecte la mort de son père. Même un « accident » de parcours l’entacherait d’infamie : on ne triche pas avec le Tout-Puissant ! Restait à le faire passer pour mort, à s’assurer de sa personne, à l’enfouir en un lieu si secret, si retiré du monde que personne ne songerait à l’y chercher. Tout s’expliquait, même le masque ! Aucun visage n’était plus connu, plus populaire en France que celui du duc de Beaufort, prince de Martigues, Roi des Halles, amiral de France… Ce fut le choix de Pignerol, le donjon du bout du monde où languissait Fouquet, que Louis XIV considérait comme son pire ennemi. Combien significatif des sentiments profonds de ce jeune homme ! Il mettait là ceux qui avaient encouru sa haine !
Seulement, dans cette prison des neiges devant qui toute autre qu’elle se fût abandonnée au désespoir, Sylvie voyait, au contraire, une chance exceptionnelle. Il y avait là une carte maîtresse qu’elle décida de jouer. Quand le premier coq du village de Charonne eut jeté son cri, aussitôt relayé par celui des moines de Saint-Antoine, Sylvie tâta son côté encore douloureux, s’assit dans son lit puis doucement se leva. C’était plus facile qu’elle ne l’aurait cru. En dépit de sa nuit blanche, elle n’avait pas de fièvre et se sentait presque bien. Assez en tout cas pour aller jusqu’au cabinet florentin d’écaille, d’ivoire et d’argent, jadis offert par la duchesse de Vendôme à l’occasion de son mariage et qui la suivait toujours dans ses diverses résidences. Elle l’ouvrit, découvrant une collection de petits tiroirs encadrant une niche qui abritait une statuette de la Vierge en ivoire. Elle se signa, ôta la statuette et fit jouer l’ouverture d’une petite cache. Le moment était venu d’en sortir certain papier qu’elle gardait là depuis dix ans sans imaginer qu’il pût un jour lui servir. Elle le relut soigneusement puis, allumant un chandelier à sa veilleuse, elle alla gratter doucement à la porte de son parrain qui lui ouvrit aussitôt… Perceval était en robe de chambre, mais la fumée qui emplissait la pièce disait assez qu’il n’avait pas dormi lui non plus. La visite de Sylvie ne lui causa aucune surprise. Son regard alla du visage encore pâle mais résolu au document qu’elle tenait à la main. Puis il sourit :
— Je me demandais si vous alliez y penser, dit-il en la faisant entrer.
À l’aube du lendemain, Philippe repartait pour Pignerol avec des instructions bien précises.
— Je te rejoindrai dans deux mois environ, lui avait dit sa mère.
Aussitôt corrigée par Perceval :
— « Nous » te rejoindrons ! Vous n’imaginez pas, mon cœur, que je vais vous laisser courir les routes seule alors que la mauvaise saison sera là ? Je suis peut-être un vieil homme mais je tiens encore debout.
— Je préférerais que vous restiez auprès de Marie puisque Corentin continue de monter la garde à Fontsomme où, grâce à Dieu, le Roi n’a pas encore nommé de titulaire…
— Marie passe sa vie à guetter des lettres d’Angleterre. Elle les guettera tout aussi bien chez sa marraine qui se sent un peu seule à Nanteuil-le-Haudouin. Moi, je vous accompagne !
Tous deux étaient si déterminés que l’intéressée, lorsqu’elle fut mise au courant, ne souleva aucune objection. Elle savait que sa mère allait s’engager dans une aventure dangereuse et elle se refusait à lui être une gêne quelconque. En outre, elle aimait beaucoup Mme de Schomberg. C’était auprès de l’ex-Marie de Hautefort au caractère si bien trempé qu’elle serait le mieux pour attendre le retour des chers aventuriers et le résultat de leur entreprise. En partageant ses angoisses on les trouve moins pesantes…
Durant le mois qui suivit, Sylvie se soigna du mieux qu’elle put, mit ordre à ses affaires au cas où il lui arriverait malheur et écrivit quelques lettres dont une au Roi et une pour ses enfants. Elle les confia à Corentin que Perceval avait envoyé chercher. Enfin tout fut prêt et, le samedi 14 novembre au petit matin, les deux voyageurs, laissant derrière eux Jeannette que Sylvie s’était refusée à emmener, quittaient la rue des Tournelles pour prendre une route qui allait durer trois longues semaines…
Aux confins du royaume et au flanc des Alpes italiennes, la gigantesque citadelle de Pignerol, écrasant de sa masse la petite ville triste et l’entrée de la vallée du Chisone, ressemblait tout à fait à ce qu’elle était : le sourcil froncé de la France dardé sur le duché de Savoie-Piémont dont Turin était alors la capitale. Au traité de Cherasco, en 1631, Richelieu avait obtenu cette place forte commandant la route de Turin, ce balcon de surveillance accroché au flanc du royaume, et l’avait fortifié en conséquence.
À mesure qu’ils en approchaient, les voyageurs découvraient avec un peu d’effroi les formidables bastions de pierre rougeâtre profilant leurs lignes brisées. De là surgissait le « château » dans le style de la Bastille : rectangle crénelé, flanqué de grosses tours rondes que dominait le donjon proprement dit, étroit par comparaison avec le reste des bâtiments, mais si haut qu’il ressemblait à un doigt menaçant cherchant à percer le ciel. La première impression fut sinistre : auprès de cette prison du bout du monde, Vincennes ou la Bastille devaient avoir l’air assez bon enfant ! Les plaques de neige accrochées aux rochers et le ciel bas, d’un vilain gris jaune annonçant d’autres chutes, le froid qui régnait, tout cela ajoutait à l’impression de désolation. Sous l’amas de fourrures dont Perceval l’avait emmitouflée, Sylvie eut un frisson. Sa pensée se partagea entre l’homme qu’elle aimait et que l’on avait ramené de si loin pour le jeter sur cette terre de désespoir, et le charmant, le délicat Fouquet, l’être sans doute le plus raffiné du monde croupissant là, si près et si loin tout à la fois. L’impression fut si forte que l’ardente conviction qui la soutenait depuis le départ en fut ébranlée : était-il vraiment possible de sortir un être humain de ce piège de pierre ?