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«Adam! Hé-oh, Adam!»

L’appel était, dans cette portion de terre aride, tellement déplaisant, que, de peur qu’il ne se renouvelle, il sortit par la fenêtre et se campa sur le bord d’une plate-bande. Il écrasa sans s’en apercevoir deux fourmis rouge et noir, dont l’une portait une dépouille de bousier. Il attendit que Michèle ne fût plus distante que de quelques mètres, pour dire, avec un naturel parfaitement imité:

«C’est toi, Michèle? Viens.»

Il l’aida par la main à franchir les dernières mottes de terre; il la regarda s’arrêter, le souffle court, le visage luisant, les vêtements collés à la peau par l’humidité.

«Tu m’as fait peur», dit-il, «je me suis demandé un moment qui ça pouvait être.»

«Quoi? Qui voulais-tu que ce soit?» Michèle haletait.

«Je ne sais pas — on ne sait jamais…»

Il regarda son ventre nu, l’air préoccupé.

«J’ai reçu un sacré coup de soleil, là, autour du nombril», dit-il.

«Pourquoi — pourquoi faut-il que tu parles toujours de ton nombril, de ton nez, de tes mains ou de tes oreilles ou de quelque chose de ce genre?» répondit Michèle. Il ne fit aucun cas de la remarque.

«Je devrais me rhabiller», grogna-t-il. «Touche là un peu — non, pas là, sur mon ventre.»

Elle toucha sa peau et agita la main, comme si elle s’était brûlée.

«Va te rhabiller, alors.»

Adam acquiesça et rentra dans la villa, de la même façon dont il en était sorti; Michèle le suivit, mais, dans un sens, il ne s’en soucia pas. Après avoir enfilé sa chemise, il alluma une cigarette et se retourna vers la jeune fille. Il vit qu’elle portait un paquet dans la main gauche.

«Tu m’as amené quelque chose?» s’enquit-il.

«Oui, je t’ai apporté des journaux.»

Elle ouvrit le paquet sur le plancher et étala les journaux.

«Il y a une douzaine de quotidiens, un Match et une revue de cinéma.»

«Une revue? Quelle revue? Montre…»

Elle lui tendit la revue. Adam feuilleta quelques pages, les renifla, près de la reliure, et jeta la revue par terre.

«Intéressant?»

«J’ai pris ce que j’ai pu trouver.»

«Ah oui», dit-il; «Quelque chose à manger?»

Michèle secoua la tête.

«Non — mais tu m’avais dit que tu n’avais besoin de rien.»

«Je sais», dit Adam. «Et de l’argent? Tu peux me prêter de l’argent?»

«Pas plus de mille balles», dit Michèle. «Tu les veux maintenant?»

«Si possible, oui.»

Michèle lui tendit un billet; il la remercia, et fourra l’argent dans la poche de son pantalon. Puis il tira une des chaises longues dans la zone d’ombre et s’assit.

«Tu veux boire quelque chose? Il me reste deux bouteilles et demie de bière.»

Elle accepta; Adam alla chercher les bouteilles, prit un canif près du tas de couvertures et fit sauter la capsule d’une bouteille. Il la tendit à Michèle.

«Non, donne-moi plutôt la moitié qui te reste, ça me suffira.»

Ils burent au goulot sans s’interrompre, le temps de plusieurs bonnes gorgées. Adam reposa le premier sa bouteille, s’essuya la bouche et parla, comme s’il continuait à raconter une vieille histoire:

«À part ça, quelles nouvelles?» demanda-t-il; «Je veux dire, quelles nouvelles à la radio, à la télé, etc.?»

«Les mêmes que dans les journaux, tu sais, Adam…»

Il insista, les sourcils froncés.

«Bon, alors, disons autrement: quelles nouvelles en dehors de celles qui sont dans les journaux? Je ne sais pas, moi, mais quand on vit au milieu des autres, comme tu fais, ce n’est pas pareil? Il y a certainement des choses que les journaux, ou la radio, ne mentionnent pas, et que tout le monde sait? Non?»

Michèle réfléchit.

«Mais ce ne sont pas des nouvelles, alors. Sans ça elles seraient dans les journaux. Ce sont les opinions des gens, plutôt —»

«Appelle ça comme tu veux, les opinions des gens, les bruits qui courent — Qu’est-ce qu’on raconte? Est-ce qu’il y aura, du moins, est-ce qu’ils pensent qu’il y aura une guerre atomique, bientôt?»

«Atomique?»

«Atomique, oui.»

La jeune fille haussa les épaules:

«Je n’en sais rien, est-ce que je sais, moi? Non je ne crois pas qu’ils pensent ça — Je ne pense pas qu’ils croient qu’il y aura une guerre atomique — À vrai dire, je crois qu’ils s’en foutent.»

«Ils s’en foutent, eh?»

«Peut-être, oui…»

Adam ricana.

«O.K., O.K.», dit-il avec un soupçon d’amertume absolument pas justifiable, «ils s’en foutent. Moi aussi. La guerre est finie. Ce n’est pas moi qui l’ai finie, ni toi, mais ça ne fait rien. On en sort. Tu as raison. Seulement, un jour, c’est à désespérer, on voit venir de toutes parts de drôles d’animaux en fonte, peints en kaki, couleur de camouflage, des vrais tanks, qui foncent dans la ville. On voit des petites taches noirâtres qui déteignent sur tout le pays. On se réveille, on tire les rideaux, et ils sont là, en bas dans les rues; ils vont et viennent, on se demande pourquoi, ils ressemblent beaucoup à des fourmis, c’est à s’y tromper. Ils ont des espèces de tuyaux d’arrosage qu’ils traînent partout avec eux, et, plouf! plouf! avec un bruit très doux, ils envoient des jets de napalm sur les immeubles. Où est-ce que j’ai bien pu voir ça? La langue de flamme qui son du tuyau — elle continue toute seule dans l’air, un peu arquée, et puis elle s’allonge, s’allonge, elle entre à l’intérieur d’une fenêtre, et brusquement, sans que ça ait l’air de rien, voilà la maison qui brûle, qui éclate, comme un volcan, les murs qui s’écroulent, d’un seul bloc, ralentis par l’atmosphère chauffée à blanc, avec de gros ronds de fumée charbonneuse et le feu qui déboule de toutes parts comme si c’était la mer. Et les canons, et les bazookas, les balles dum-dum, les mortiers, les grenades, etc. et la bombe qui tombe sur le port quand j’ai huit ans et que je tremble et que l’air tremble et que toute la terre tremble et se balance devant le ciel noir? Le canon, quand ça part, demande-moi, ça sursaute en arrière, avec un joli mouvement souple, tout à fait comme une crevette, si on avance la main vers elle, les gros doigts boudinés et rougeauds parce que l’eau est froide. Oui, le canon quand ça part ça a un joli mouvement de machine huilée, un joli tic mécanique. Ça grogne, ça saute en arrière comme un piston, et ça fait de beaux trous trois cents mètres plus loin, des trous pas trop sales, qui font des mares, après, quand il pleut. Mais on s’habitue, hein, il n’y a rien à quoi on s’habitue mieux que la guerre. Ça n’existe pas, la guerre. Il y a des gens qui meurent tous les jours, et puis quoi? La guerre, c’est tout ou rien. La guerre, elle est totale et permanente. Moi, Adam, j’y suis encore, finalement. Je ne veux pas en sortir.»

«Stop une seconde, Adam, veux-tu? et d’abord, de quelle guerre tu parles?»

Elle avait profité de ce qu’Adam parlait pour finir sa bouteille de bière, tranquillement; elle aimait boire la bière sans se presser, à larges rasades longuement filtrées entre sa glotte et sa langue. Comptant presque les milliers de bulles gazeuses qui fuyaient dans sa bouche, fouillaient les moindres recoins et caries de ses dents, prenaient possession de tout son palais et remontaient jusqu’aux fosses nasales. Maintenant, elle avait fini, et comme ce que disait Adam ne l’intéressait pas, elle crut que c’était un bon moyen de l’arrêter. Elle répéta:

«Hein? De quelle guerre tu parles? De l’atomique? Elle n’a pas encore eu lieu. De la guerre de 40? Tu ne l’as même pas faite, tu devais avoir douze ou treize ans à ce moment-là…»