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Est? L’existence; encore un mot, un anthropomorphisme par rapport à l’abstrait, dans la mesure où l’existence est la somme des sensations synesthésiques d’un homme. Il? Même chose. Il, n’est pas. Il, est la généralisation du concept mâle à une notion abstraite, le temps, et qui sert par-dessus le marché à une forme grammaticale aberrante, l’impersonnel, ce qui rejoint le truc de l’Est. Attends. Et toute la phrase a rapport à une histoire de temps. Voilà. Quelle heure est-il? Quelle heure est-il? Si tu savais comme elle me torture cette petite phrase! Où plutôt non. C’est moi qui en souffre. Je suis écrasé sous le poids de ma conscience. J’en meurs, c’est un fait, Michèle. Ça me tue. Mais heureusement on ne vit pas logiquement. La vie n’est pas logique, c’est peut-être comme une sorte d’irrégularité de la conscience. Une maladie de la cellule. En tout cas, peu importe, ce n’est pas une raison. D’accord, il faut bien parler, il faut bien vivre. Michèle, pourtant, autant ne dire que les choses strictement utiles, hein? Les autres, il vaut mieux les garder pour soi en attendant qu’on les oublie, en attendant qu’on ne vive plus que pour son propre corps, remuant rarement les jambes, ramassé dans un coin, plus ou moins bossu, plus ou moins sujet aux envies folles de l’espèce.»

Michèle continua à se taire, non pas vexée, mais attentive de tout son être à l’inconfort qu’avaient tramé, depuis des heures bientôt, les gestes dont on se souvient à peine les a-t-on produits, les mots qui ne se relient pas les uns aux autres, et tous les bruits rares ou microacoustiques de la maison et du dehors; elle découvrait peut-être, qui sait? qu’il y a au fond de l’oreille une sorte d’amplificateur dont il faut régler la tonalité sans cesse, et s’interdire de dépasser une certaine puissance, sous peine de ne jamais plus pouvoir comprendre.

«Quelle heure est-il?» dit Michèle en bâillant.

«Après tout ce que je t’ai dit, tu persistes?» dit Adam.

«Oui, quelle heure est-il?»

«Il est l’heure où, claire dans la nuit, autour de la terre errante, lumière d’ailleurs…»

«Non, écoute, sérieusement, Adam — Je parie qu’il est plus de cinq heures.» Adam regarda sa montre:

«Tu as perdu» dit-il; «cinq heures moins dix.»

Michèle se leva, descendit du billard et marcha dans la pièce obscure. Elle regarda à travers les fentes des volets.

«Il y a encore du soleil, dehors» annonça-t-elle; puis, comme si elle s’était doutée tout d’un coup que le dos de sa chemise était trempé de sueur:

«Il fait vraiment chaud, aujourd’hui.»

«On est en plein été» dit Adam.

Elle boutonna son corsage (c’était en réalité une chemise d’homme ajustée), et, pas un instant tandis qu’elle accomplissait ces gestes, ses yeux ne quittèrent la fente du volet ni le peu de paysage qu’on y apercevait; elle était toute noire, sauf une raie blanche qui la divisait à la hauteur des sourcils. C’était comme si on avait disposé de leurs corps, les plaçant au milieu d’une ornière, et leur donnant à voir les choses incomplètement. Elle, dont la vue était limitée aux dimensions de la fente du volet, environ 1,5 cm sur 31 cm, lui, encore étendu sur le meuble, devinant à peine qu’elle regardait au-dehors.

«J’ai soif» dit Michèle; «il ne te reste pas une bouteille de bière?»

«Non, mais il y a une prise d’eau dans le jardin, de l’autre côté de la maison… La seule qui n’ait pas été fermée par la Compagnie des Eaux…»

«Pourquoi n’as-tu jamais rien à boire, chez toi? Ce ne serait pas difficile, je pense, d’acheter une bouteille de sirop de grenadine ou quelque chose de temps en temps.»

«C’est que je n’ai pas les moyens, petite» répondit Adam. Il ne bougeait toujours pas. «Tu veux qu’on aille prendre un verre, en ville, probablement?» Michèle pivota sur elle-même. Elle fouilla du regard la chambre, et l’ombre se refléta sur ses prunelles, en points noirs sur fond d’aveuglement.

«Allons à la plage, plutôt» énonça-t-elle.

Ils se mirent d’accord pour une promenade dans les rochers, le long du cap. En effet, il y avait une sorte de sentier de contrebandiers qui partait de la plage, et c’est là qu’ils marchèrent, l’un à côté de l’autre, sans dire trois mots. Ils croisaient des groupes de pêcheurs à la ligne qui retournaient chez eux, comme du travail, portant leurs cannes sur l’épaule. Ils suivirent sagement le chemin, longeant le bord de mer à une hauteur convenable, ni trop près de l’eau, ni trop sur la colline. La terre était plantée régulièrement de massifs d’aloès, pour le repos de l’œil et du cerveau. De la même manière, la surface de la mer était décorée presque géométriquement de crêtes pointues, qui simulaient les vagues. Tout avait l’aspect consciencieux d’une étoffe en pied-de-poule, d’un immense jardinet construit selon les normes du plaisir chez les scarabées ou les escargots.

Il y avait une bonne douzaine de maisons sur ce secteur de la colline; on devinait vaguement les nervures des tout-à-l’égout qui serpentaient à fleur de terre comme des racines. Quelques mètres plus loin, le sentier passait sous un blockhaus de ciment; un escalier raide descendait au fond d’un puits et en remontait chargé d’une chaude odeur d’excréments. Adam et Michèle contournèrent l’édifice sans se rendre compte qu’il s’agissait d’un blockhaus. Il crut, plus simplement, que c’était une de ces villas modernes, et se demanda comment les propriétaires pouvaient accepter de vivre dans le voisinage d’une telle puanteur.

Le soleil avait entièrement disparu lorsqu’ils atteignirent l’extrémité du cap. Là, il ne restait plus aucune trace du sentier; il fallait sauter d’un bloc de rocher à un autre, presque au niveau de la mer, avec une seule moitié de ciel au-dessus de la tête, l’autre moitié étant cachée par le surplomb de la colline. En sautant d’un peu trop haut, Michèle se tordit le pied, et ils s’assirent tous les deux sur une dalle de roc, pour se reposer. Ils fumèrent: lui, deux cigarettes, elle, une seule.

À quelque cent mètres du rivage, un grand poisson avança, son corps cylindrique et noir surnageant à demi. Adam dit que c’était un requin, mais ils ne purent être certains, parce qu’à cause de la nuit qui approchait, ils ne purent distinguer si l’animal avait des ailerons ou non.

Le gros poisson tourna une demi-heure dans la baie, agrandissant chaque fois son cercle. Il n’y avait aucune perfection dans la spirale qu’il accomplissait; c’était plutôt une figure de folie, la description réelle d’une espèce de délire, où la bête sombre se perdait, heurtant à l’infini les couches de courants froids et chauds, de son nez aveugle. La faim, la mort ou la vieillesse rongeaient peut-être son ventre, et il rôdait n’importe où, presque navire par ses désirs, presque banc de sable par son imperfection, son éternité négative à peine visible.

Comme Michèle et Adam se levaient, il apparut une dernière fois, coulant entre les vagues son danger d’obus, puis il s’éloigna vers le large et s’anéantit. Michèle parla très bas, et se serra contre Adam:

«J’ai froid… j’ai froid, j’ai très froid…» dit-elle.

Adam ne refusa pas le contact du corps de la jeune fille; on peut même dire qu’il lui prit la main, la douce main fine et tiède, et qu’il répéta en marchant:

«Tu as froid? Tu as froid?»

À quoi Michèle répondit: