«Oui…»
Après cela, ce furent les trous dans les rochers; il y en avait de toutes les tailles, des grands et des moins grands; ils en choisirent un de taille normale, un trou à une place, et s’y vautrèrent de tout leur long. Surtout Adam: il ne passait pas de jour sans accomplir cette merveille: excitant au paroxysme son sens mythologique, il s’entourait de pierres, de décombres; il aurait aimé voir tous les détritus et ordures du monde pour s’y ensevelir. Il se centrait au milieu de la matière, de la cendre, des cailloux, et peu à peu se statufiait. Non pas sous la forme de ces sculptures de carrare, ou de ces christs moyenâgeux, qui étincellent toujours plus ou moins d’une imitation de la vie et de la douleur; mais à la manière de ces morceaux de fonte, vieux de mille ans ou de douze, qu’on ne déterre pas, mais qu’on reconnaît parfois, au son brouillé que jette la bêche quand elle les rencontre, entre deux mottes poudreuses. Comme une graine, tout à fait comme une semence d’arbre, il se dissimulait dans les fissures du sol, et attendait, béatifié, que quelque eau le germe.
Il bougeait un peu la main, vers la droite, doucement, déjà sûr de ce qu’il toucherait. Dans un instant d’une jouissance infinie, il sentait vaciller sa connaissance, un doute monumental s’emparait de son esprit; tandis qu’une certaine expérience, logique, mémorable, prétendait à lui faire reconnaître la peau de Michèle (le bras nu étendu à ses côtés), les doigts, aveugles, tâtonnaient à gauche et à droite et ne retrouvaient que le toucher granuleux, la dureté qui s’éboule, de la terre.
Adam semblait le seul à pouvoir mourir ainsi, quand il le voulait, d’une mort propre, cachée; le seul être vivant du monde qui s’éteignait insensiblement, non pas dans la décadence et la pourriture des chairs, mais dans le gel minéral.
Dur comme un diamant, anguleux, friable, au sein de la quadrature, fixé dans sa pose par un dessin géométrique, enfermé dans sa volonté de pureté, sans aucune de ces faiblesses propres aux bancs de montes qui gardent toujours dans leur frigorification collective la petite goutte humide scintillant à la jonction des nageoires, ou le voile sur l’œil, indices d’une mort douloureuse.
Michèle se releva, brossa ses vêtements à coups de main, et se plaignit:
«Adam — Adam, on s’en va?»
Puis:
«Adam, tu me fais peur comme ça, tu ne bouges pas, tu ne respires pas, on dirait un cadavre…»
«Idiote!» répondit Adam. «d’avoir interrompu ma contemplation! Maintenant, c’est fini, il faudrait que je recommence tout depuis le début.»
«Que tu recommences quoi?»
«Rien, rien… Je ne peux pas t’expliquer. J’étais déjà arrivé au végétal… Aux mousses, aux lichens. C’était tout près des bactéries et des fossiles. Je ne peux pas t’expliquer.»
C’était terminé; il savait maintenant que le danger était évité pour le reste de la journée. Il se relevait, il prenait Michèle par l’épaule et par la taille; il l’appuyait sur le sol et ôtait ses habits. Puis il la possédait, l’esprit concentré ailleurs, par exemple sur le corps plombé du requin qui devait décrire dans le monde des cercles de plus en plus grands, à la recherche du détroit de Gibraltar.
Plus tard, il cria «HAOH» et se mit à courir tout seul, à travers les rochers, le long du chemin qui le ramenait vers la plage, au milieu des buissons, des épines, de dalle de roc en dalle de roc, fouillant du regard les excavités sombres, devinant la foule des obstacles qui auraient pu le faire tomber, arracher la peau de ses tibias, le casser en deux, encore pantelant, avec un bruit de claque, en bas, sur une pierre plate, et le livrer en proie aux parasites dégoûtants. La nuit avait atteint une sorte de perfection noire; chaque objet était un nouveau désordre sur la carte de la région. Comme une peau de zèbre, la surface de la terre était striée de raies blanches et noires; les cercles concentriques des montagnes ressemblaient à des empreintes digitales posées les unes contre les autres, quelquefois les unes par-dessus les autres, sans permettre de repos. Les pointes des cactus avaient formé les faisceaux, dans l’attente d’une bataille mystérieuse.
La masse liquide, à gauche, ne déferlait plus; mer de glace; tout sommeil et tout acier, elle s’était changée en cuirasse métallique.
Adam courait maintenant au milieu d’un panorama de fer, non pas mort, mais vivant profondément, en devinette, d’une animation close qui devait se traduire en courants ou en bulles, à cent mètres sous terre; la croûte vernie du monde semblait un chevalier endormi dans son armure, immobile, mais possédé d’une vie en puissance, qui fait que le reflet glacial veut dire, sang, volonté, artères ou cerveau. Un feu sans fumée, un feu électrique couvait sous le sol noir. Et de ce feu, l’écorce de la terre prenait la puissance entière, au point qu’il paraissait que ces rochers, que ces mers, ces arbres et ces airs brûlaient encore plus fort, étaient les flammes d’une nature pétrifiée. Le sentier, déjà plus large, conduisit Adam au fond d’un puits, contre le blockhaus, l’imprégna de puanteur, et le fit jaillir de la volée d’escaliers. C’était le point culminant de la route. Le seul endroit de la côte où la vue se multipliait des milliers de fois, sur les trois étendues de la mer, de la terre, et du ciel. Au faîte de cette ascension Adam comprit tout d’un coup que courir était devenu inutile, et il s’arrêta, transi.
Venant du panorama, le vent frais le couvrit des pieds à la tête, transforma sa paralysie en douleur. Il resta debout sur ses jambes, proéminent comme un phare, contemplant sa propre intelligence dans l’univers, dont il était sûr à présent d’occuper éternellement le centre, sans relâche; rien ne pourrait rompre cette étreinte, l’ôter à cet encerclement, ni même la mort qui photographierait, un certain jour d’une certaine année, sa forme d’homme, entre deux lattes de bois, en plein quaternaire.
Il fit quelques pas en avant, contre le souffle d’air.
Il marcha, presque éclopé, comme s’il faisait face à une déflagration immense; sur un rocher en contrebas du chemin, il s’assit et jeta un coup d’œil indifférent vers l’horizon. Sa silhouette était totalement virtuelle, chétive comme un nerf sur le fond rouge sang d’une espèce de rêve.
Un bateau à voiles, à demi caché de l’autre côté de la mer, traînait imperceptiblement. Au bout d’un quart d’heure, Adam sentit le froid le gagner; il frissonna et commença à regarder vers le blockhaus, souhaitant de plus en plus qu’arrive Michèle, enfin essoufflée d’avoir couru derrière lui, et déconfite d’avoir perdu la compétition.
F. Le soleil brillait toujours dans le ciel nu, et, sous la chaleur, la campagne se rétractait peu à peu; le sol se fissurait par endroits, l’herbe devenait jaune sale, le sable s’entassait dans les trous des murs, et les arbres ployaient sous le poids de la poussière. On aurait dit que l’été ne finirait jamais. Maintenant les champs ou les terrassements des collines se peuplaient des sévices des sauterelles et des guêpes. Les chemins de terre battue passaient au milieu du fracas de leurs ailes, coupaient comme des lames de rasoir les excroissances de l’air, les bulles chaudes chargées d’odeurs piquantes qui se bousculaient à hauteur de chaume. L’atmosphère faisait des efforts, continuellement.
Des hommes passaient à bicyclette à travers les champs, gagnaient la route nationale, et se mêlaient au flot des voitures.
Au loin, tout le long du grand cirque de montagnes, les maisons réverbéraient dans leurs vitres la lumière du soleil, et ce n’était pas difficile de les assimiler mentalement aux étendues de terrains cultivés qui bordaient la route. On pouvait faire fi de la perspective et se méprendre sur leur compte, les faire ressembler aux éclats de mica d’entre les mottes de terre. Le paysage bouillant était sensiblement pareil à une couverture noire jetée sur des braises; les trous étincelaient brutalement, l’étoffe ondulait parcourue d’un courant d’air souterrain et, par-ci, par-là, il y avait des colonnes de fumée qui montaient dans l’air comme venues de cigarettes cachées.