Une sorte de grille en fer forgé entourait le parc. Sur la façade Sud, elle longeait la grand-route, par conséquent la mer, et s’ouvrait en son milieu sur un portail; de chaque côté du portail, des guérites en bois abritaient du soleil deux femmes d’une cinquantaine d’années qui tricotaient ou lisaient des romans policiers. Devant elles, posés sur une planche qui prolongeait le guichet des guérites, traînaient des rouleaux de tickets roses, marqués à intervalles réguliers par des pointillés destinés à faciliter le découpage. Un homme en uniforme et casquette bleus se tenait debout contre une jardinière de géraniums, et, point trop immobile, déchirait du bout des doigts les tickets vendus par les guérites; une petite chapelure rose restait suspendue aux poils de laine de sa veste, vers le ventre. L’homme ne jetait même pas un coup d’œil ennuyé derrière lui, sur le secteur dont il avait la garde, où il aurait pu voir une foule de promeneurs marcher, l’air à la fois curieux et indifférent, et disparaître derrière les barreaux des cages. Il ne parlait pas non plus aux femmes des guérites, et c’était tout juste s’il répondait aux questions que lui posaient les touristes; s’il le faisait, c’était d’un air distrait, sans regarder le visage de ceux qui le questionnaient, fixant des yeux le toit plein de banderoles et de drapeaux d’un restaurant sur la plage. Le Bodo. Bien sûr, quelquefois, il était obligé de dire, «merci, oui» ou, «allez-y» ou quelque chose du même goût. Il y avait aussi des gens qui ne savaient rien, qui ne devinaient rien; en prenant leurs tickets, en les déchirant doucement, de deux torsions inversées des poignets, en jetant les morceaux inutiles dans une corbeille à sa gauche, il faisait une phrase:
«Oui, madame, je sais. Mais on ferme à cinq heures et demie, madame.
«Vous avez tout le temps. À cinq heures et demie, oui, madame.»
Adam se mit à marcher indifféremment au milieu des cages, écoutant un peu ce qu’on disait autour de lui, reniflant un peu aussi les odeurs multiples qui se dégageaient du fumier et des fauves; l’odeur jaunâtre, chargée d’urine avait la particularité de donner un relief voluptueux aux choses, spécialement aux animaux. Adam s’arrêta devant la cage d’une lionne; à travers les barreaux, il observa longuement le corps souple, plein de muscles vagues, et il pensa que la lionne aurait pu être une femme, une femme élastique, coulée dans du caoutchouc, et l’odeur âcre aurait pu être celle d’une bouche habituée aux tabacs blonds, avec un rien de rouge à lèvres, et les dents sentant la pastille de menthe, et tous ces légers inexprimables faits d’ombres, de duvets et de gerçures, qui laissent leur halo en rond autour des lèvres.
Il s’accouda à la balustrade qui séparait le public de la cage de la bête fauve, et il se laissa envahir par une torpeur où dominait le désir de toucher la fourrure, d’enfoncer sa main entre les poils drus et soyeux, de fixer ses griffes comme des clous, à la base de la nuque, et de recouvrir le long corps chaud comme le soleil, de son corps à lui, fait maintenant de cuir léonin, couvert de crinières, extraordinairement puissant, extraordinairement de l’espèce.
Une vieille femme passa devant la cage, donnant la main à un enfant, une petite fille; elle passa et, tandis qu’elle avançait, en contre-jour, faisant clignoter son ombre sur chaque barreau, la lionne releva la tête. Il y eut deux éclairs inverses; la flèche noire, lourde d’expérience humaine, heurta, quelque part au-dessus du sable, l’étrange acier verdoyant de la lionne, et un instant, il sembla que le corps blanc, presque nu de la vieille femme s’accouplait avec la robe de la bête fauve; toutes deux chancelèrent, puis eurent un mouvement de va-et-vient dans leurs reins, comme si elles effectuaient, au sein de cette compréhension barbare, un pas de danse érotique. Mais elles se séparèrent enfin, en l’espace d’une seconde, et leurs deux démarches se détachèrent, ne laissant plus aux alentours de la cage, qu’une plaque blanche, immaculée, comme une mare au soleil, une sorte de drôle de cadavre, un fantôme où le vent, en soufflant, fit remuer des brindilles de bois mort et des feuilles. Adam regarda la femme et l’enfant à son tour, et se sentit prendre par une nostalgie inconnue, un besoin vieillot de manger; contrairement à la plupart des gens qui passaient, il n’eut pas envie de parler à la bonne, de lui dire qu’elle était belle, qu’elle était grande, ou qu’elle ressemblait à un gros chat.
Il passa le reste de son après-midi, parcourant le jardin zoologique d’un bout à l’autre, se mêlant aux peuples les plus petits qui habitaient les cages, se confondant avec les lézards, avec les souris, avec les coléoptères ou les pélicans. Il avait découvert que le meilleur moyen de s’immiscer dans une espèce, est de s’efforcer d’en désirer la femelle. Aussi se concentrait-il, l’œil rond, le dos voûté, les coudes appuyés sur toutes les balustrades. Il fouilla du regard les moindres excavations, les replis de chair ou de plumes, les écailles, les tanières cotonneuses où dormaient d’un sommeil visiblement ignoble les boules de poils noirs, les masses de cartilage flasque, les membranes poussiéreuses, les annelures rouges, les peaux craquelées et fendues comme des carrés de terre. Il désherbait les jardins, entrait la tête la première dans la vase, dévorait l’humus de toutes ses dents, rampait au fond des galeries, et à douze mètres de profondeur, il tâtait un corps nouveau, parent, né du cadavre pourri d’un mulot. La bouche enfoncée entre les épaules, il avançait ses yeux, ses deux gros yeux sphériques, doucement, avec mille précautions, dans l’attente d’une sorte de choc électrique qui contracterait sa peau, commotionnerait ses ganglions moteurs, et précipiterait les anneaux de son corps les uns contre les autres, comme des bracelets de cuivre, avec un tintement délicat, quand il serait souterrain, replié, gélatineux, oui, le seul, le vrai, le ténébreux ver de vase.
Devant la rage aux panthères, il fit ceci: il se pencha un peu en avant, par-dessus la barrière, et brandit brusquement sa main vers les barreaux. Avec un rugissement l’animal, une femelle au pelage sombre, s’élança vers lui; et tandis que les spectateurs effrayés faisaient un pas en arrière, tandis que le fauve rendu fou par la colère grattait le sol avec ses ongles, Adam, paralysé par la peur, tremblant de tous ses membres, entendit la voix du gardien qui le faisait vibrer, quelque part derrière la tête, d’un plaisir délicieux.
«C’est intelligent ce que vous faites là! C’est intelligent! C’est intelligent ce que vous faites là! Intelligent! C’est intelligent, hein!»
Séparé à nouveau de la panthère, Adam recula un peu, et sans regarder le gardien, murmura:
«Je ne savais pas… Excusez-moi…»
«Vous ne saviez pas quoi?» dit l’homme en uniforme, essayant en même temps de calmer la bête avec des mots comme: «Holà! Holà! Ho! Ho! Rama! Rama! Calme! Calme! Rama!» «Vous ne saviez pas quoi? Vous ne saviez pas que ce n’est pas la peine d’embêter les fauves? C’est intelligent, oui, intelligent de faire des trucs comme ça!»
Adam ne chercha pas à se disculper; gêné, il murmura encore:
«Non… Je ne savais pas… Je voulais…»
«Oui, je sais» coupa l’homme. «C’est amusant de faire des niches aux bêtes quand elles sont enfermées dans des cages! C’est drôle mais ça serait moins drôle si la cage venait à s’ouvrir, hein, dites, ça serait moins drôle ça. Ça serait drôle aussi si c’était vous qui étiez là-dedans, vous ne trouvez pas.»