Il se détourna avec dégoût et prit une bonne femme à témoin:
«Il y a des gens on dirait qu’ils ne se rendent pas compte. Ça fait trois jours que cette bête-là n’a rien mangé et il y a des gens que ça amuse par-dessus le marché de venir narguer les bêtes dans leurs cages. Oui il y a des moments où j’aimerais que la cage s’ouvre un peu et laisse passer une de ces satanées bestioles. Vous les verriez courir alors, ah oui, c’est pour le coup qu’ils comprendraient, c’est pour le coup qu’ils sauraient.»
Adam partit sans écouter la fin de la phrase. Il ne haussa pas les épaules mais marcha lentement en traînant les pieds; il longea les cages des mammifères; la dernière, la plus petite, la plus basse, contenait trois loups maigres. Au centre de la cage on avait construit une sorte de niche en bois et les loups tournaient autour, inlassablement, incessamment, leurs yeux obliques obstinément braqués sur les barreaux qui défilaient à toute allure, à hauteur des genoux.
Ils tournaient en sens inverse, deux dans un sens, un dans l’autre; après un certain nombre de tours, mettons dix ou onze, pour une raison subite, bizarre, impondérable, comme si quelqu’un avait claqué des doigts, ils faisaient demi-tour et recommençaient à l’envers. Ils étaient pelés, gris de poussière, leurs babines étaient violacées, mais ils ne cessaient pas de tournoyer autour de la tanière, et l’acier de leurs prunelles se répercutait sur leurs corps tout entiers, ils apparaissaient couverts de plaques métalliques, violents, pleins à en vomir de haine et de férocité. Le mouvement circulaire qu’ils effectuaient à l’intérieur de la cage devenait, à cause de sa régularité, le seul véritable point mobile de l’espace environnant. Tout le reste du jardin, avec ses hommes et ses autres cages, était plongé dans une espèce d’immobilité extatique. On était tout à coup gelé, fixé dans une raideur insoutenable, alentour, jusqu’à cette cloche de barres de fer et de bois qu’était la cage des loups; on ressemblait à un cercle lumineux, vu d’un microscope, où seraient placés, teints de couleurs vives, les éléments de base de la vie, tels que, cellules à bâtonnets, globules, trypanosomes, hexagones moléculaires, microbes et fragments de bactéries. Une géométrie structurale de l’univers microscopique, photographiée à travers des douzaines de lentilles; vous savez, ce rond blanc, éblouissant comme une lune, colorié par des produits chimiques, qui est la véritable vie, sans mouvements, sans durée, tellement éloignée dans le deuxième infini, que plus rien n’est animal, plus rien n’est apparent; il n’y a plus que, silence, fixité, éternité; car tout est lenteur, lenteur, lenteur.
Eux, les loups, étaient au milieu de ce paysage desséché la seule représentation du mouvement; un mouvement qui, vu de haut, d’avion peut-être, aurait ressemblé à une palpitation étrange, au grouillement de fourmi qui naît sur la mer, exactement au point de contact de la verticale de l’avion. La mer est ronde, blanchâtre, crénelée, et raidie comme un bloc de pierre, elle gît à 6 000 pieds en dessous, et pourtant, à bien regarder, il y a quelque chose, indépendant du soleil qui monte, une espèce de petit nœud dans la matière, un défaut qui lumine, qui marche, qui gribouille en son centre. C’est cela, car si je me détourne soudain de l’ampoule électrique, je la vois, cette minuscule étoile qui a l’air d’une araignée blanche, elle se débat, elle nage, elle n’avance pas, elle vit sur le paysage noir du monde, et elle tombe, éternelle, devant des millions de fenêtres, des millions de gravures, des millions de ciselures, des milliards de cannelures, elle seule comme un astre, qui ne mourra jamais de ses perpétuels suicides, parce qu’elle est déjà morte en elle-même, et enterrée au dos d’un bronze sombre.
Quand Adam quitta la cage aux loups, ce fut pour un autre enclos; une clairière artificielle au centre des jardins, avec quelques bassins à gauche et à droite, pour que de grands pélicans aux ailes rognées puissent trouver à boire. Les flamants roses, les canards, les pingouins, c’était encore la même sorte de vie; ce qu’Adam avait découvert peu à peu, depuis un certain jour de l’été, à la plage, puis dans deux ou trois cafés, puis dans une maison abandonnée, dans un train, un autocar, un journal, il le recommençait, à chaque fois un peu plus complètement, devant les lions, les loups et les macareux.
C’était tellement simple que ça crevait les yeux, et que ça rendait fou, ou au moins phénoménal. C’était ça, il y était, il saisissait et laissait fuir au même moment; il était sûr, et pourtant ne savait même plus ce qu’il faisait, ce qu’il allait faire, s’il s’était échappé d’un asile d’aliénés ou s’il était déserteur. Voilà ce qui arrivait, voilà ce qui allait lui advenir: à force de voir le monde, le monde lui était complètement sorti des yeux; les choses étaient tellement vues, senties, ressenties, des millions de fois, avec des millions d’yeux, de nez, d’oreilles, de langues, de peaux, qu’il était devenu comme un miroir à facettes. Maintenant les facettes étaient innombrables, il était devenu mémoire, et les angles d’aveuglement, là où les facettes se touchent, étaient si rares que sa conscience était pour ainsi dire sphérique. C’était l’endroit, voisin de la vision totale, où il arrive qu’on ne puisse plus vivre, plus jamais vivre. Où il arrive que par un chaud après-midi d’été, sur un lit écœurant, on vide un flacon entier de Parsidol dans un verre d’eau froide, et qu’on boive, qu’on boive, qu’on boive, comme s’il ne devait jamais plus y avoir de fontaines sur terre. Ça faisait des siècles qu’on attendait ce moment-là, et lui, Adam Pollo, il était arrivé, il était survenu, et il s’était consacré le possesseur de toutes les choses; il était sans doute le dernier de sa race, et c’était vrai, parce que cette race approchait de sa fin. Après cela, il n’avait plus qu’à se laisser agoniser tout doucement, imperceptiblement, à se laisser étouffer, envahir, violenter, non plus par des milliards de mondes, mais par un monde seul et unique; il avait fait la jonction de tous les temps et de tous les espaces et, couvert d’ocelles, plus énorme qu’une tête de mouche, il attendait solitaire au bout de son corps grêle l’accident bizarre qui l’écraserait contre le sol, et l’incrusterait, à nouveau chez les vivants, dans la boue sanglante de ses chairs, de ses os en miettes, de sa bouche ouverte, de ses yeux aveugles.
Vers la fin de l’après-midi, juste avant la fermeture du Zoo, Adam alla s’asseoir dans la Cafétéria; il choisit une table à l’ombre et commanda une bouteille de coca-cola. À sa gauche, il y avait un olivier, sur lequel on avait trouvé bon d’aménager une sorte de plate-forme en bois et une chaîne; sur la plate-forme, et au bout de la chaîne, il y avait un ouistiti noir et blanc, vivace, visiblement placé là pour amuser les enfants et pour économiser la nourriture des animaux; l’amusement des enfants n’était complet qu’après avoir acheté à une vieille femme édentée, préposée à cet office, quelques bananes ou quelques sacs de pralines, qu’ils offraient ensuite au singe.
Adam se cala dans son fauteuil, alluma une cigarette, but une gorgée à même la bouteille, et attendit. Il attendit sans trop savoir quoi, vaguement installé entre deux couches d’air chaud, et il regarda le singe. Un homme et une femme passèrent lentement le long de la table d’Adam, traînant les pieds, les yeux fixés sur la petite silhouette velue de l’animaclass="underline"
«C’est joli», dit l’homme, «les ouistitis.»
«Oui mais c’est mauvais, dit la femme; je me souviens que ma grand-mère en avait un autrefois; elle lui donnait toujours les meilleures choses à manger. Eh bien, tu crois qu’il la remerciait? Pas du tout, il lui mordait l’oreille jusqu’au sang, la sale bête.»
«C’était peut-être une marque d’amitié» dit l’homme.