«Vous devriez tenir votre chien, jeune homme.»
Adam, comme lui, suivit la chienne des yeux, le corps dans la direction de la marche, mais la tête et le cou tordus vers l’arrière. Ils restèrent ainsi tous deux quelques secondes, en silence, de petites taches jaunes au fond des prunelles. Puis le chien aboya, et Adam murmura dans sa gorge des grognements inarticulés: rrrrrrrrrrrrrrrroâ rrrrrrrrrrrrroââ oâârrrrtrrrr rrrrrrrro.
À l’embranchement, Adam espéra que le chien irait vers la droite, parce qu’un peu plus loin, c’était la colline où il vivait, avec le sentier que vous savez, et la grande maison, toujours abandonnée, où il habitait. Mais comme d’habitude, sans hésiter, le chien obliqua vers la gauche et prit la direction de la ville. Et comme d’habitude Adam le suivit, regrettant seulement, dans un endroit précis de sa mémoire, qu’il y ait un motif si impérieux pour attirer le quadrupède vers la foule et les maisons.
Après la route du bord de mer, ce fut une sorte d’avenue, avec des platanes plantés dans le trottoir, à espaces réguliers, qui faisaient des pâtés d’ombres très noires. Le chien marchait exprès dans les ombres, de telle façon qu’à ces moments-là, à cause des boucles de sa toison, il devenait impossible de le distinguer des bouclettes noires et des rondelles du feuillage.
À partir de cette histoire d’ombre et de soleil, les hésitations se multiplièrent; le chien passa subitement de gauche à droite, puis de droite à gauche; il se faufilait entre les passants de plus en plus nombreux, parce qu’on était en pleine ville; des magasins ouverts, des flots d’odeurs chaudes ou fraîches, des couleurs partout, des parasols en toile effilochée, tout ça était encastré dans les murs, de même que des affiches, des lambeaux d’affiches, qui indiquaient en phrases tronquées des programmes vieux de trois mois,
«Squa ld ATCH
Bar de Band et James W Brown
Fem in
MARTI
ritif»
Le chien avait considérablement ralenti son allure, en partie parce que la foule des piétons devenait de plus en plus dense, en partie parce qu’il devait approcher du but de sa course. Ce qui permit à Adam de se reposer et de fumer une cigarette. Il profita même d’un moment que le chien passa à renifler une tache d’ancienne urine pour acheter, à la devanture d’une pâtisserie-confiserie, un petit pain au chocolat; il n’avait rien mangé depuis le matin, et il se sentait faible. Il grignota le petit pain tiède en suivant le chien dans la rue principale. À un feu rouge, l’animal s’arrêta et Adam vint se ranger à côté de lui; il lui restait encore un peu de pain dans la main, au milieu du papier à pâtisserie tout taché de graisse, et il pensa qu’il pourrait en offrir un morceau au chien: mais il réfléchit que s’il faisait cela, l’animal risquerait de se prendre d’amitié pour lui, et c’était dangereux; après, ce serait lui qui le suivrait, et il ne savait pas où aller, il ne voulait pas prendre la responsabilité d’avoir à conduire quelqu’un. & aussi, il avait faim, et préférait ne pas sacrifier le peu de nourriture qui lui restait. C’était pourquoi il finit de manger le petit pain au chocolat et regarda à ses pieds le corps sombre et velu qui pantelait, qui reniflait, les deux jarrets arrière bien tendus, en attendant sagement que l’agent de police autorise la traversée de la rue.
La ville était curieusement vide de chiens; à part la chienne boxer qu’ils avaient croisée tout à l’heure sur la route de la plage, et que la vieille femme tenait en laisse, ils n’avaient rencontré que des hommes. Les rues portaient pourtant les stigmates d’une vie animale secrète, quelque chose comme l’odeur, les taches d’urine séchée, les excréments, les touffes de poils laissés sur le bord du trottoir, à la suite d’un coït brusque et fatal, exécuté en pleine inondation de soleil, entre les pas des passants et les grondements des autocars.
Ces insignes de la vie canine qu’on retrouvait au fur et à mesure, à condition de bien regarder, sur les dessins des trottoirs, marquaient apocryptiquement les allées et venues du labyrinthe de la ville. Ils servaient tous à reconstituer une notion d’espace et de temps qui n’aurait rien d’humain, et à ramener chaque soir, sains et saufs, sûrs d’être soi, des centaines de chiens dans leurs tanières habituelles.
Lui, Adam, était bel et bien perdu; n’étant pas chien, (pas encore, peut-être) il ne pouvait se retrouver à travers toutes ces annotations posées à plat sur la chaussée, ces odeurs, ces détails microscopiques qui surgissaient du macadam sonore et enveloppaient mécaniquement, grâce au museau, aux yeux, aux oreilles, ou même au simple contact des coussinets des pattes, du grattement des ongles, le bulbe rachidien. Et n’étant plus humain, en tout cas, jamais plus, il passait sans rien voir en plein centre de la ville, et plus rien ne disait plus rien.
Il ne voyait pas, Studio 13, Meubles Gordon, Frigidaire, Épicerie Fine, Standard, Café La Tour, Williams Hotel, Cartes Postales et Souvenirs, Ambre Solaire, Galeries Muterse, Bar Tabacs P.M.U. Loterie Nationale.
Qui avait tracé des lignes sur le trottoir? Qui avait posé délicatement des plaques de verre sur les vitrines? Qui avait écrit, oui, «Pyjamas et draps rayés assortis»? ou bien «Menu du Jour»? Qui avait dit un jour, Tout pour la Radio, Visitez nos Rayons, Achetez nos Bikinis en Solde, Collection Automne, Vente de Vins Gros Détail Mi-gros, etc.?
C’était pourtant placé, ainsi, pour que des gens comme Adam, en été, puissent s’y reconnaître, s’assurer de leur gourmandise, ou de leur désir de dormir tout nus dans des pyjamas rayés assortis à des draps rayés, et à des oreillers rayés, avec peut-être un papier rayé sur les murs de la chambre, et des papillons de nuit rayés se cognant aux abat-jour rayés, dans des nuits rayées, striées de néon, des jours rayés de rails et de voitures. Alors, quand on voyait Adam, les deux mains enfoncées dans les poches de son pantalon sali aux genoux, suivre, le dos voûté, un SEUL chien, même pas en laisse, couvert de laines noiraudes, on se disait tout bas, au moins, «il y a des types bizarres sur cette côte», quand ce n’était pas: «il y a des individus qui ne seraient pas déplacés à l’asile».
Un chien est sûrement beaucoup plus facile à suivre qu’on ne le pense d’ordinaire. C’est d’abord une question de coup d’œil, de hauteur du regard; il faut fouiller entre les fourmillements des jambes pour découvrir la tache noire qui vit, qui palpite, qui court en dessous des genoux; Adam y parvenait assez aisément pour deux raisons: la première était que, parce qu’il se tenait légèrement voûté, son regard avait tendance à se porter naturellement vers le sol, c’est-à-dire vers les animaux quadrupèdes qui y vivent; l’autre raison était qu’il y avait longtemps qu’il s’entraînait à suivre quelque chose; on raconte que lorsqu’il avait douze ou quinze ans, en sortant de l’école, Adam passait des demi-heures à suivre les gens ainsi, souvent des adolescentes, au milieu de la foule. Il ne le faisait pas à dessein; mais seulement pour le plaisir de se faire conduire dans des tas d’endroits, sans souci du nom des rues ni de rien de sérieux. C’est à cette époque qu’il avait eu la révélation que la plupart des gens, avec leurs coudes serrés et leurs yeux volontaires, passent leur temps à ne rien faire. À quinze ans il avait déjà su que les gens sont vagues, indélicats, et qu’en dehors des trois ou quatre fonctions génétiques qu’ils accomplissent chaque jour, ils arpentent la ville sans se douter des millions de cabanons qu’ils pourraient se faire construire dans la campagne, et y être malades, ou pensifs, ou nonchalants.