Выбрать главу

Puis il s’était rappelé le billard, et il s’était dit qu’il pourrait passer quelques heures à jouer. C’était pour cela qu’il était revenu.

Il ouvrit donc la fenêtre, et repoussa un des volets afin d’y voir clair. Il chercha un peu partout les boules de billard; il pensait que les propriétaires les avaient cachées dans un meuble, et il força tous les tiroirs avec un couteau. Mais il n’y avait rien, ni dans la commode, ni dans le buffet, ni dans l’armoire, ni dans la petite table en bois de citronnier, à part de vieux journaux et de la poussière.

Adam entassa les journaux par terre, pour les lire plus tard, puis retourna vers le billard; il découvrit alors, sur le côté droit du meuble, une espèce de tiroir fermé à clé, où on pouvait imaginer que les boules devaient tomber après être passées par les trous de la table de jeu. Avec son couteau, Adam creusa une ouverture autour de la serrure. Il mit bien vingt minutes avant de pouvoir forcer le tiroir. À l’intérieur, il trouva effectivement une dizaine de boules d’ivoire, les unes rouges, les autres blanches.

Adam prit les boules et les posa sur le tapis du billard. Il manquait encore une canne pour pouvoir jouer. Mais les propriétaires avaient dû bien les cacher, cette fois, peut-être dans une autre pièce; peut-être même les avaient-ils emportées avec eux. Dieu sait où.

Adam se sentit brusquement fatigué de chercher. Il regarda autour de lui dans l’espoir de trouver quelque chose qui pût remplacer les cannes. Il n’y avait guère que les pieds d’un fauteuil Louis XV; il aurait fallu les démonter, et de plus, ils étaient tordus, peints à la couleur dorée, et Adam ne voulait pas se salir les mains d’or.

Il se souvint alors d’avoir vu dans le petit jardinet qui se trouvait devant la villa, deux ou trois rosiers, ligotés à des tiges de bambou qui servaient de tuteurs. Il descendit dans les plates-bandes, arracha un des rosiers et déterra la tige de bambou.

Avant de remonter, il coupa avec son couteau une des roses du rosier; elle n’était pas très grande, mais elle était bien formée, assez ronde, avec des pétales jaune tendre qui fleuraient bon. Il la plaça dans une bouteille de bière vide, sur le plancher de sa chambre, à côté du tas de couvertures. Puis, sans même la regarder, il remonta à l’étage.

Il joua au billard tout seul pendant quelques minutes; il projetait les boules les unes contre les autres, sans trop faire attention aux couleurs. Une fois, il arriva à en faire tomber quatre du même coup. Mais à part cette fois-là, qui semblait plutôt due au hasard qu’à autre chose, il dut reconnaître qu’il n’était pas très fort. Ou bien il ratait les boules qu’il visait, ou bien il ne parvenait pas à frapper au bon endroit: la canne touchait la sphère d’ivoire un peu sur le côté, au lieu du centre, et elle s’en allait dans tous les sens, en pivotant sur elle-même, comme folle. À la fin, Adam renonça à jouer au billard; il prit les billes et les lança sur le plancher, s’essayant au jeu de boules. Il n’était pas plus adroit pour cela, notez, mais les boules en tombant sur le plancher faisaient un certain bruit, et créaient certains mouvements, de sorte qu’on pouvait s’y intéresser davantage, et même s’en satisfaire.

De toute façon, c’est pendant qu’il s’amusait à ce jeu-là qu’il vit le rat. C’était un beau rat musclé, debout à l’extrémité opposée de la pièce, sur ses quatre pattes roses, et qui le regardait avec insolence. Adam, en le voyant, se mit tout de suite en colère; il essaya de l’attraper avec une boule de billard, pour le tuer, ou au moins lui faire très mal; mais il le manqua. À plusieurs reprises, il recommença. Le rat ne semblait pas avoir peur. Il regardait Adam dans les yeux, sa tête blême tendue en avant, le front plissé. Quand Adam lançait sa balle d’ivoire, il faisait un bond de côté, en jetant une espèce de petit couinement plaintif. Lorsqu’il eut lancé toutes les boules, Adam s’accroupit sur ses talons, de façon à se trouver environ à la hauteur des yeux de l’animal. Il pensa qu’il devait habiter comme lui la maison, peut-être depuis moins longtemps. Il devait sortir la nuit, de quelque trou de meuble, et trotter du haut en bas de la villa, à la recherche de nourriture.

Adam ne savait pas exactement ce que mangent les rats: il n’arrivait pas à se souvenir si ce sont des carnivores ou non. Si ce que disaient les dictionnaires était vrai: «Rat: n. m. Genre de petits mammifères rongeurs à longue queue annelée.»

Il se rappelait seulement les deux ou trois légendes qu’on raconte à leur sujet, les histoires de naufrages, de sacs de blé, et de peste. À vrai dire, il avait ignoré jusqu’à ce jour qu’il pût exister des rats blancs.

Adam le regardait et écoutait intensément; et il lui trouvait un air de parenté avec lui-même. Il pensa que lui aussi, aurait pu se terrer le jour, entre deux planches vermoulues, et vagabonder la nuit; chercher des miettes entre les lattes du plancher, et avoir, de temps à autre, la chance de tomber, au détour d’une cave, sur une portée de cancrelats blancs, dont il aurait pu faire une belle fête.

Le rat le fixait toujours avec ses deux yeux bleus, sans bouger; autour de son cou, il y avait des bourrelets de graisse, ou de muscles. Compte tenu de sa taille, qui était légèrement supérieure à la moyenne, et de ces fameux bourrelets de muscles ramollis, ce devait être un rat avancé en âge. Adam ne savait pas non plus combien de temps vivent les rats, mais il pouvait facilement lui accorder quatre-vingts ans. Peut-être était-il déjà à moitié mort, à moitié aveugle, et incapable de se rendre compte qu’Adam lui voulait du mal.

Lentement, doucement, insensiblement, Adam oublia qu’il était Adam, qu’il avait des tas de choses à lui, en bas, dans la chambre, au soleil; des tas de chaises longues, des journaux, des gribouillis de toutes sortes, et des couvertures imprégnées de son odeur, et des bouts de papier, sur lesquels il avait écrit, comme pour des lettres, «ma chère Michèle». Des bouteilles de bière avec leurs goulots cassés, et une sorte de rose-thé, qui étendait entre quatre murs son parfum ramifié de chaude fleur, minute par minute. Son parfum jaune de rose jaune dans une chambre jaune.

Adam se transformait en rat blanc, mais d’une métamorphose bizarre: il gardait toujours son corps à lui, ses extrémités ne devenaient pas roses, et ses dents de devant ne s’allongeaient pas; non, ses doigts sentaient toujours le tabac, ses aisselles la sueur, et son dos restait plié en avant, dans la position accroupie, tout près du plancher, conditionné par la double cambrure de la colonne vertébrale.

Mais il devenait rat blanc parce qu’il se disait rat blanc; parce qu’il avait tout d’un coup l’idée du danger que représente la race humaine, pour l’engeance de ces petits animaux myopes et délicats. Il savait qu’il pouvait couiner, courir, ronger, regarder avec des petits yeux ronds sans paupières, bleus et courageux; tout cela serait inutile. Un homme comme lui suffirait à jamais; il n’aurait qu’à vouloir faire quelques pas, élever son pied un peu en l’air, pour que le rat soit tué, écrasé, les côtes brisées, la tête oblongue traînant sur le bois du parquet, dans une minuscule mare d’humeur et de lymphe.

Et soudain, devenu la peur, métamorphosé en le danger-pour-les-rats-blancs, il se leva; ce qu’il avait plein la tête, ce n’était plus de la colère, ni du dégoût, ni quoi que ce soit de cruel. C’était à peu près l’obligation de tuer.