Alors, graduellement, on verrait le jardin redevenir doux et glacé. Il n’y aurait plus rien que des turbulences anodines, en tous points microscopiques. Encore quelques heures, et ce serait blanc, vert, rose; comme un beau gâteau de sucre candi, tranquille, et le sommeil, avec la nuit, viendrait bien à point, oui, réellement bien à point, sur toutes ces feuilles, hein.»
Réponse:
«Ma chère Michèle,
Aujourd’hui encore, j’ai pensé que l’été finirait bien un jour; je me suis demandé ce que je ferais quand l’été serait terminé, qu’il ne ferait plus si chaud, sans soleil, qu’on verrait l’eau envahir toutes les choses, l’eau de pluie, incessamment, goutte après goutte.
Il y aura l’automne, et l’hiver. On dit qu’il fera froid quand l’été sera fini. J’ai pensé que je ne saurais plus où me mettre. J’ai pensé que les gens qui habitent cette maison reviendraient, un soir, en voiture. Ils claqueraient les portières et grimperaient le sentier qui monte à travers la colline; ils envahiraient à nouveau la maison. Alors, j’ai pensé qu’ils me flanqueraient dehors, peut-être à coups de pied. À moins qu’ils n’appellent les gendarmes. Et on m’amènera quelque part, de force, sûrement dans un endroit où je n’aurai pas envie de rester. C’est tout ce que je peux imaginer. Après, ça redevient flou, je ne sais pas ce qui m’arrivera.
On me reprochera certainement des quantités de choses. D’avoir dormi là, par terre, pendant des jours; d’avoir sali la maison, dessiné des calmars sur les murs, d’avoir joué au billard. On m’accusera d’avoir coupé des roses dans le jardin, d’avoir bu de la bière en cassant le goulot des bouteilles contre l’appui de la fenêtre: il ne reste presque plus de peinture jaune sur le rebord en bois. J’imagine qu’il va falloir passer sous peu devant un tribunal d’hommes; je leur laisse ces ordures en guise de testament; sans orgueil, j’espère qu’on me condamnera à quelque chose, afin que je paye de tout mon corps la faute de vivre; si on m’humilie, si on me fouette, si on me crache au visage, j’aurai enfin une destinée, je croirai enfin en Dieu. On me dira peut-être que je vis en tel ou tel siècle, le XXVIe par ex., et vous verrez jusqu’à quel futur je durerai.
Mais je préfère penser à ce que je pourrai faire, si on me laisse partir en liberté.
C’est difficile à dire, parce que j’ai une foule de plans dans la tête, déjà. Et c’est drôle, parce qu’au fond, je n’y ai pas tellement réfléchi; j’ai eu des idées, naturellement, comme tout le monde, en me promenant seul dans la ville, ou avec toi, Michèle, ou encore abruti dans ma chambre, allongé sur ma chaise longue.
Par exemple, je pourrais me mettre en deuil, avec une barrette noire sur un complet gris. Je marcherais dans les rues, et les gens penseraient que j’ai perdu quelqu’un de ma famille, un proche, un parent, ma mère. Je suivrais tous les enterrements, et quand la cérémonie serait terminée, il y en auraient qui me serreraient la main, et d’autres qui m’embrasseraient, en murmurant tout bas des phrases de regret. Ainsi, ma plus grande occupation serait de lire la rubrique nécrologique dans les journaux. J’irais à toutes les funérailles, les belles comme les pauvres. & je m’habituerais peu à peu à la vie des enterrements. J’apprendrais les phrases qu’il faut dire, la façon de baisser les veux ou de marcher tout doucement.
J’aimerais aller dans les cimetières, et je toucherais avec plaisir le front des morts; les yeux pâles et distendus, les mâchoires vides; les dalles de marbre des tombes, et je lirais ce qu’on a écrit au milieu de la couronne mortuaire, sur la banderole qui s’agrafe aux violettes de plâtre:
«Regrets»
Je pourrais au besoin psalmodier:
«Ce jour, jour de colère,
De calamité et de misère,
Ce jour grandiose et amer.
Quand tu viendras juger
La Terre par le Feu…»
Je pourrais aussi voyager; j’irais dans beaucoup de villes que je ne connais pas, et je me ferais un ami dans chaque ville. Puis, plus tard, je retournerais dans ces villes: mais je ferais exprès d’y aller les jours où je serais sûr de ne pas pouvoir rencontrer cet ami. Par exemple, j’irais à Rio le jour du Carnaval. Je sonnerais à la porte de cet ami, mettons Pablo, et naturellement il ne serait pas là. Alors, je pourrais prendre une feuille de papier, et j’écrirais une courte lettre:
«Mon cher Pablo,
Je suis venu aujourd’hui à Rio pour te voir.
Mais tu n’étais pas chez toi. Je suppose que
tu étais au Carnaval, comme tout le monde.
Je regrette de n’avoir pu te trouver. On
aurait pris un pot ensemble et on aurait
parlé. Je repasserai peut-être l’année
prochaine. Ciao.
Adam Pollo.»
Ou bien j’irais à Paris le jour du Quatorze Juillet, à moins que ce ne soit à Moscou pour le Défilé sur la Place Rouge, à Rome pour le Concile, ou à Newport le jour du Festival de Jazz.
La vraie difficulté serait de bien choisir mes amis; il faudrait que je sois certain de leur absence le jour où je viendrais les voir.
Sans quoi, le petit jeu serait rompu, et je risquerais de ne plus avoir le courage de continuer. Je me tromperais de dates, et quand je sonnerais, leurs portes s’ouvriraient toutes grandes, et ils s’exclameraient, avec un bon sourire:
«Adam Pollo? Toi ici? Quelle bonne surprise! Si tu étais venu demain, tu ne m’aurais pas vu, il y a la Course de Taureaux…»
Oui, une certaine méthode ne serait pas dépourvue d’intérêt pour ce genre d’amusements. Il faudra que j’y pense souvent; je m’achèterai peut-être un almanach, pour y consigner les dates des fêtes et des événements, dans chaque ville du monde. Évidemment, il y aurait toujours le risque que l’un d’eux soit tombé malade, ou devenu original, et qu’il n’ait pu aller à la fiesta. Mais ce sont ces dangers qui donnent du goût à la tentative. Ce que je t’ai dit là, ce ne sont que deux idées entre mille autres; parce que j’ai inventé un tas de combinaisons différentes pour vivre en société. Je pourrais être malade de l’éléphantiasis, ce qui, j’ai remarqué, dégoûte toujours la plupart des gens, et les maintient à distance. Je pourrais aussi être prognathe; là, les autres sont apitoyés, et ils ne veulent jamais voir comment les dents d’en bas jaillissent en avant quand on entrouvre les lèvres. Boiter d’une jambe, à cause d’un eczéma, être un triste sire, ou bien se curer les dents avec une petite cuiller en celluloïd rouge, dans le genre de celles qu’on trouve dans les paquets de lessive, en guise de prime, ne sont pas de mauvais moyens. On peut aussi se chercher des caries avec la pointe d’un couteau, pendant des journées entières. D’une façon générale, tout ce qui ressemble à une maladie, à de la folie, ou à des infirmités, est bon.