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Quand un des sapeurs-pompiers tourna la tête du noyé, la bouche s’ouvrit et il vomit. Un des spectateurs dit:

«oh…»

L’animation des badauds était tombée; maintenant, ils restaient figés sur place, de pierre, et la pluie ruisselait sur leurs têtes. Seuls les sapeurs-pompiers bougeaient encore, giflant à pleines mains l’homme mort, parlant entre eux à voix basse, manipulant des flacons d’alcool.

Mais le noyé restait seul, ramassé sur le sol, les yeux troubles, prêts à une détente imaginaire, peut-être à un bond qui le ramènerait vers l’élément de sa résurrection. Et la pluie dure continuait à tomber sur ses chairs bleues, en clapotant plus fort, comme si elle frappait sur une mare.

Puis, tout se passa très vite; on apporta une civière blanche; les sapeurs firent reculer le cercle des spectateurs; on eut un instant la vision d’un corps bizarre qui fuyait, gris et mélangé, vers l’ambulance. Les portières claquèrent. Il y eut une rumeur, la foule marqua un pas; et la voiture retourna vers la ville, emportant son fardeau dégouttant; sur le milieu de la route, là où les gens évitaient encore de marcher, pour juste quelques heures, il se mit à flotter malgré la pluie une odeur puissante de mer. La mare en forme de roue était bue lentement par le sol de graviers, et tous, on est le cœur serré par un passage étrange; le corps de l’homme mort, maintenant, se dépouillait tranquillement de son souvenir risible. Il coulait bas au fond des esprits, qui n’essayaient même plus de le retenir, de l’imaginer ballotté dans les morgues et les fosses communes. Il était un drôle d’archange, blanc ou couvert de cuirasses. Il était enfin vainqueur, unique et éternel. Sa main impérieuse, gantée de bleu, nous montrait la mer d’où il était né. Et le rivage, la frange de vagues toute baignée d’ordures, nous invitaient vers eux. Des sirènes en forme de flacons de brillantine vides, des sardines décapitées, des jerrycans et des poireaux fleurdelisés, chantaient à voix rauque leur cantique d’appel; nous devrions descendre l’escalier encore maculé de flaques, et sans ôter nos habits, laisser aller nos corps au milieu du flot. Nous franchirions la lisière où flottent les peaux d’orange, les bouchons et les taches d’huile, et nous irions droit vers le fond. Dans un peu de vase, pénétrés par le dard de l’osmose, avec le fretin entrant dans nos bouches, nous serions immobiles et doux.

Jusqu’à ce qu’un groupe d’hommes, vêtus comme des monstres, vienne nous chercher, croche des gaffes derrière nos nuques, et nous ramène au jour, et nous conduise en ambulance vers la morgue et le paradis.

L. Quand on a vu un noyé, une fois, à peine retiré de l’eau, encore couché sur la route, on n’a pas grand-chose à ajouter. Surtout quand on a compris pourquoi il y a des gens qui se noient, certains jours. Le reste ne compte pas. Qu’il pleuve ou qu’il fasse beau temps, que ce soit un enfant ou un homme, ou une femme nue avec un collier de diamants, etc., cela indiffère. C’est l’espèce de décor d’un drame permanent.

Mais quand on n’a pas compris, par exemple. Quand on se laisse distraire par les détails qui semblent justifier l’événement, lui donner une réalité, mais qui n’en sont que la mise en scène; alors, il y a beaucoup à dire. Ils s’arrêtent, descendent de leurs automobiles, et les voilà qui entrent en jeu. Au lieu de voir, ils composent. Ils se lamentent. Ils prennent parti pour l’un, ou pour l’autre. Ils élucubrent et écrivent des poèmes.

Il demande d’où vient cette poussière souterraine

à sa place sur les choses. Régnant doucement,

au beau milieu des rouages, un granit en miettes.

ça pétrifie les surfaces planes, dit-il.

il veut encore de l’ennui et du goût: les cendres.

il écoute, il faut alors le laisser tel

attendre son bon plaisir de grand prêtre.

il attend de toutes les formes qu’elles lui rappellent

un vœu oublié: on dirait qu’il attend la guerre.

c’est vrai, il se peut qu’il se trompe

que la Guerre ne Soit plus Dormeuse de Courage

mais Casseuse de Cailloux

C’est peut-Être Elle qui Émiette le Granit

C’est peut-Être Elle qui Fabrique la Poussière

la plus Dure

Les Écorchures millimétriques

Il demande

Il veut

Il attend

Il compte sur ses doigts

et se ramasse pour bondir

il — oui, — AIME

la poussière dure

c’est pour ça qu’il ne sait pas

qu’il y a le sable,

ce qui s’appelle le sable

ce qui s’appelle la cendre

& les feuilles jaunes et les fientes

et la terre pluvieuse

les laves & autres graines

oui, tout ça.

qui s’appelle tendre poussière.

Et bien sûr (puisque celui qui écrit se fabrique un destin), ils font petit à petit partie de ceux qui ont noyé le type.

L’un d’eux, il s’appelle Christberg, dit:

«Mais, qu’est-ce qui s’est passé?»

«Il y a eu un accident» dit sa femme Julie.

«Vous avez vu comment il était gonflé? Il devait être resté un sacré bout de temps dans l’eau. Il paraît que ça faisait deux jours…» dit un pêcheur appelé Simonin.

«Sait-on qui c’est?» dit Christberg.

Ils sont tous restés au même endroit, pourtant. Encerclant la tache d’eau de mer, où flottent des débris. — Comme si l’homme-de-tout-à-l’heure, le noyé, s’était mis à rétrécir, jusqu’à n’être qu’un minuscule insecte, à peine visible, nageant encore au milieu de la mare.

«C’est un homme ou une femme?» demandait Julie.

«J’en ai vu un comme ça l’année dernière. À peu près au même endroit. Un peu plus loin quand même. Après le restaurant là-bas. J’étais à la plage, et il y avait une femme qui allait de l’un à l’autre en demandant. Vous n’avez pas vu Guillaume? Comme ça, à tout le monde. On lui disait non. Elle — elle a fait ça pendant un certain temps. Après, on a vu quelque chose qui flottait entre deux eaux, pas trop loin du rivage. Il y avait un type qui savait bien nager, et il s’est mis à l’eau. Il a été le chercher. C’était Guillaume. C’était le — C’était un petit gosse de, de douze ans, je me souviens. Quand l’autre l’a ramené à terre, il n’était pas beau à voir, je vous le dis. On l’a, on l’a étendu sur les galets, et il était tout mauve. On voulait empêcher sa mère de le voir, mais on n’a pas pu, c’était trop tard, elle est passée quand même. Elle l’a vu, et elle s’est mise à le tourner et le retourner sur les galets, en pleurant et en criant comme ça:

Guillaume, hé! Guillaume!

Eh bien, à force de le retourner, vous savez, tout lui est sorti par la bouche. Du fiel, et des trucs laiteux, tout. Et des litres d’eau de mer. Mais c’est drôle, hein, il était mort quand même» raconta un homme qui s’appelait Guéraud.

«Mais qu’est-ce qui s’est passé exactement?» répéta Christberg.

«Il parait que c’est un noyé» chuchota sa femme.

«Vous croyez qu’il est mort?» demanda Bosio.

«Après deux jours, je ne vois pas comment il pourrait encore être en vie» dit Joseph Jacquineau.

«Ils vomissent toujours quand on les retourne. Ils ont tellement avalé d’eau de mer, vous comprenez, la moindre secousse les fait rendre. Ah c’est pas joli la mort» dit Hozniacks.