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Quand l’autobus arriva, il se leva doucement, reprit son paquet de journaux et de cartons, et monta sans même regarder Adam. En le suivant des yeux, Adam le vit, à travers les vitres, qui fouillait lentement dans les poches de son pardessus trop grand, pour payer le contrôleur. Il penchait sa tête maigre vers le sol, et de la main gauche, il retenait ses lunettes, à cause des cahots, qui les faisaient glisser, millimètre par millimètre le long de son nez.

Adam n’eut pas le courage d’attendre le cinquième autobus. Les hommes étaient éternels, et Dieu était la mort. Les hommes étaient éternels, et Dieu était la mort. Les hommes étaient éternels, et Dieu était la mort. Les Hommes étaient éternels, et Dieu était la mort.

En entrant dans le «Magellan», les toilettes et le téléphone étaient au fond, à gauche. Quand on en avait fini avec les toilettes, qu’on ouvrait la porte sur laquelle était indiqué: messieurs, tout cela dans le brouhaha de la chasse d’eau, on trouvait l’annuaire posé sur une étagère, en dessous du téléphone. Pour faire la communication, il fallait donner le numéro au barman. Il l’inscrivait sur un bout de papier: 84.10.10, il le composait sur le téléphone du comptoir, puis transmettait la communication à l’autre téléphone, au bout du comptoir, encastré dans sa cabine acoustique. Il faisait alors un signe de la main, en disant:

«C’est à vous!»

À ce moment-là, on appuyait sur un petit bouton rouge, sur le socle du téléphone, et on entendait une voix nasillarde qui répondait:

«Allô? Allô?»

«Allô? Michèle?»

«Ce n’est pas Michèle c’est sa sœur. — qui…»

«Ah bon. Dites, Germaine. Michèle n’est pas là?»

«Non.»

«Elle n’est pas là?»

«Ce n’est pas Michèle c’est sa sœur. — Qui…»

«Écouter, vous ne sauriez pas, par hasard, où est Michèle?»

«Mais qui est à l’appareil?»

«C’est un copain de Michèle, Adam…»

«Adam — ah. Adam Pollo?»

«Oui, c’est ça.»

«Oui — vous avez quelque chose d’important à transmettre?»

«Eh bien, oui, assez… C’est-à-dire que — je voulais simplement savoir ce que. ce que Michèle devenait. Il y a un bout de temps que je ne l’ai pas vue, et, vous comprenez…»

«Oui.»

«Vous ne savez pas où elle peut être en ce moment?

«Michèle?»

«Oui, Michèle.»

«Écoutez, je ne sais pas — elle est sortie aux alentours de deux heures avec la voiture. Elle ne m’a rien dit de spécial en partant.»

«Et… vers quelle heure pensez-vous qu’elle sera rentrée?»

«Vous savez, tout dépend. Tout dépend de l’endroit où elle est allée.»

«Mais en général?»

«Oh, en général, elle est toujours à la maison vers — vers onze heures, par là…»

«Voulez-vous dire que vous ne savez pas si elle sera rentrée ce soir?»

«Ce soir?»

«Oui, de toute la nuit.»

«Oh, ça m’étonnerait — ça m’étonnerait qu’elle ne rentre pas de toute la nuit. Notez que ça lui arrive quelquefois; elle a une amie chez qui elle va coucher quelquefois. Mais ça m’étonnerait quand même. Quand elle ne rentre pas, en général elle nous avertit, soit un coup de téléphone, soit en partant. Alors, comme elle ne m’a rien dit, je pense qu’elle ne va pas tarder à rentrer.»

«Ah bon. Et — vous pensez après onze heures?»

«Oh je pense avant. Je ne sais pas.»

«Oui.»

«Écoutez, le mieux — si vous avez une commission à faire, vous me la laissez, et je la lui transmettrai dès qu’elle sera rentrée…»

«C’est-à-dire, je n’ai pas de commission. Je voulais, je voulais simplement prendre de ses nouvelles.»

«Je sais. Mais si vous voulez lui donner rendez-vous, je ne sais pas, moi. Ou si vous voulez qu’elle vous rappelle quand elle sera rentrée. Vous avez un numéro de téléphone ou quelque chose?»

«Non, je n’ai pas le téléphone. Je suis dans un bar.»

«Alors le mieux est que vous rappeliez dans une heure ou deux. Avant minuit, bien entendu.»

«Avant minuit?»

«Oui, vers onze heures.»

«Oui. — l’ennui, c’est que je ne peux pas. Voyez-vous, je prends le train dans une heure. Je dois m’embarquer pour le Sénégal. J’aurais voulu lui dire au revoir avant de m’en aller.»

«Ah — vous vous embarquez pour le Sénégal?»

«Oui, je —»

«Ah, je vois…»

«Écoutez: pensez-vous que Michèle soit chez son amie, en ce moment?»

«Je ne sais pas du tout.»

«Vous ne savez pas du tout. Et — vous ne pourriez pas me donner le nom de son amie? Comment s’appelle-t-elle?»

«Sonia. Sonia Amadouny.»

«Elle a le téléphone?»

«Oui, elle a le téléphone. Vous voulez que j’aille chercher son numéro?»

«S’il vous plaît, oui.»

«Attendez une seconde, je vais aller voir.»

Adam transpirait sous la coupole acoustique. Contre son oreille, il y avait un tas de bruits bizarres: des pas, des phrases incompréhensibles; puis une espèce d’explication, loin, entre le living-room et l’escalier du premier étage: «Germaine qui s’était? C’était un copain de Michèle maman, il part pour le Sénégal et il voudrait dire au revoir à Michèle. Pour le Sénégal? Oui, il voudrait avoir le numéro de Sonia, c’est quoi exactement le numéro de Sonia? 88.07.54. ou 88.07.44.? Le numéro de qui? Le numéro de Sonia, tu sais, Sonia Ama-douny? Ah, Sonia Amadouny, 88.07.54. 88.07.54? Tu es sûre? Oui… Tu vas le lui donner? Oui.»

«Allô?»

«Oui?»

«88.07.54.»

«88.07.54?»

«Oui. 88.07.54. C’est ça. Sonia Amadounv, 88.07.54.»

«Bon merci.»

«Il n’y a pas de quoi.»

«Bon, je vais lui téléphoner. En tout cas, si jamais — si jamais Michèle revenait avant onze heures…»

«Oui?»

«Non, ça ne fait rien, tant pis. Je vais essayer de la voir comme ça, autrement, ça ne fait rien. Dites-lui seulement que j’ai téléphoné.»

«Bon.»

«Bon, merci. Excusez-moi et merci.»

«Au revoir.»

«Au revoir, mademoiselle.»

Quand on commence à jouer avec le téléphone, il ne faut pas hésiter; il ne faut jamais s’arrêter, même quelques secondes, pour réfléchir. Que dire à Amadouny? N’est-ce pas trop tard pour téléphoner? Michèle ne doit pas être là-bas, etc. Il faut recommencer, appeler le barman, crier: 88.07.54, et. «s’il vous plaît, c’est très urgent!» courir vers l’autre téléphone, presser sur le bouton rouge, et se laisser glisser dans le langage fantomatique, où les mots semblent s’élever vers des nues invisibles, comme des cris de souffrance mystique; il faut se dépouiller de méfiance, et sans regard pour le ridicule, doter d’humanité l’instrument noiraud qui dérape dans le creux de la paume moite, qui colle sa bouche en forme de tamis contre l’oreille, et murmure, en attendant de créer des communications nasillardes, son chant de machine: il faut attendre, la tête presque enfouie dans les carapaces de bakélite où règne une tiédeur électrique, que cesse le sifflement, que résonnent les clapotements des étincelles et que du fond d’un abîme, s’élève une fausse voix, dont le mensonge va vous envelopper, vous conduire, au point qu’y croyant ou non, vous allez devoir dire, entendant votre propre voix remonter les fils, et se mêler aux allô lointains,

allô monsieur Amadouny? est-ce que je pourrais

parler à Sonia s’il vous plaît?

Si elle n’est pas là, il faut insister, expliquer qu’on part pour le Sénégal, dans une demi-heure, et qu’on doit absolument trouver Michèle. On apprend alors que Michèle et Sonia sont sorties ensemble dans la voiture de Michèle. Qu’on les a manquées de deux minutes. Qu’il se peut qu’elles soient allées danser en ville; mais qu’en tous cas elles ne sont certainement pas allées au cinéma, puisque à table elles en ont parlé en disant qu’il n’y avait rien d’intéressant à voir. Elles sont parties toutes les deux, dit-on, il y a à peine deux ou trois minutes. Elles ne sont vraisemblablement pas allées danser à la Pergola, au «Hi-Fi», ou au «Mammouth» parce que le samedi soir il y a trop de monde; restent le Staréo et le «Whisky». Sonia n’aurait pas de préférences, mais Michèle, si elle est snob, a dû préférer le Staréo. Michèle est snob à 67 %.