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67 chances sur cent pour qu’elle ait entraîné Sonia Amadouny dans cette boîte prétentieuse, avec de fausses lumières tamisées, de faux easy-chairs en faux satin rouge, et de faux gigolos en train de danser avec de fausses filles de financiers. Heureusement, personne ne voulait y croire.

Il n’y avait personne au Staréo: les habitués avaient évité de venir un samedi soir. Ils se réservaient pour le jour d’affluence, le lundi. Adam avança dans la salle obscure et chercha des yeux Michèle, ou Sonia Amadouny; elles n’y étaient pas. Il s’approcha du bar et demanda, à voix haute:

«Vous connaissez Sonia Amadouny?»

L’homme le regarda d’un air ennuyé. Il avait les tempes grises et une cravate de soie. Il secoua la tête. Un pick-up déversait de la musique douce. Accoudés au bar, à côté d’Adam, il y avait deux éphèbes blonds qui souriaient.

Adam les dévisagea, et le reste; tout était vraiment très calme, très doux, très écœurant. C’était la première fois depuis longtemps qu’on respirait un air aussi pur: on avait envie de s’arrêter là, dans cette espèce d’oubli, et d’attendre n’importe quoi, plus rien; de boire un peu de whisky, dans un grand verre froid, et de se placer à côté de ces deux beaux garçons efféminés; à côté de leurs vestes de daim délicates et fugaces, à côté de leurs lèvres trop rouges, de leurs peaux trop blanches, de leurs longs cheveux trop blonds; avec leurs rires, leurs mains, leurs yeux noirs cernés d’un léger halo bistre.

Mais d’abord, il fallait marcher jusqu’au «Whisky», à quelque cent mètres; c’était au premier étage; et probablement la boîte la plus fréquentée de la ville. Deux salles contiguës, une avec un bar, l’autre avec des banquettes; Adam passa la tête par la porte. Ici l’air était tendu, bourré de bruits; les lampes étaient rouge sang, tout le monde dansait et criait. Sur un disque de hot, de Coleman, de Chet Baker, de Blakey. Une femme, debout derrière la caisse, se pencha vers lui et lui dit quelque chose. Adam n’entendit pas. Elle lui fit signe d’approcher. À la fin, Adam comprit un bout de phrase: il fit un pas vers elle et cria;

«Quoi?»

«Je dis — vous entrez!»

Adam resta dix secondes immobile, sans penser, sans parler; il se sentait éclaté de toutes parts, étalé sur au moins dix mètres carrés de bruit et de mouvement. La femme du comptoir répéta:

«Entrez — entrez!»

Adam mit ses mains en porte-voix et dit à son tour:

«Non. Vous connaissez Sonia Amadouny?»

«Qui ça?»

«Sonia Amadouny?»

«Non.»

La femme ajouta quelque chose, mais Adam s’était déjà reculé et il n’entendit pas; l’obscurité, les lueurs rouges, les déplacements convulsifs des jambes et des hanches, les deux salles contiguës, ronflaient comme des moteurs. C’était comme si on était entré d’un seul coup dans une carapace d’acier, dans la culasse d’une motocyclette, par exemple, et qu’on était prisonnier entre quatre murailles de métal, avec, épaisseur, violence, explosions, essence, et, flammes, flammèches, charbon, explosions, et, odeur de gaz, huile épaisse, visqueuse comme du beurre en fusion, morceaux de noir et de rouge, éclairs de lumière, explosions, un grand souffle lourd et puissant qui écartèle, pétrit et écrase contre quatre parois de ferraille brute, éclaboussements, rognures de limaille, cliquetis, avant-arrière, avant-arrière, avant-arrière: chaleur.

Adam cria encore: «Non, je voudrais…»

Et, plus fort: «Sonia Amadouny!»

      «… Sonia Amadouny!»

La femme répondit quelque chose, puis, comme Adam n’entendait toujours pas, haussa les épaules et fit signe avec sa figure que non.

Il ne pleuvait presque plus; tout juste une ou deux gouttes, de temps en temps. La ville était détrempée. Adam arpenta les rues toute la nuit. De 9 heures et demie du soir à 5 heures du matin. C’était comme s’il y avait eu un gros soleil brûlant tout au passage, transformant tout en tas de cendres.

Adam pensa en marchant:

Je me suis trompé de jeu. J’ai voulu faire les choses trop à la légère. Je me suis trompé. Imbécile. Voilà ce que je voulais faire: je voulais suivre cette fille, Michèle, à la trace. Comme pour le chien. Je voulais faire un jeu comme, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, tu y es? treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, tu y es? dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, je compte jusqu’à trente, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, vingt-neuf et demi, vingt-neuf trois quarts, et, et. 30! et puis chercher partout dans la ville. Dans les recoins des murs, dans les encoignures des portes, dans les boîtes de nuit, les plages, les bars, les cinémas, les églises, les jardins publics. Je voulais te chercher jusqu’à ce que je te trouve enfin, en train de danser le tango avec un étudiant en pharmacie, ou assise sur une chaise longue devant la mer. Tu aurais laissé des indices, bien sûr, pour que je puisse te retrouver; ç’auraient été les règles du jeu. Un nom ou deux, Amadouny Sonia-Nadine, Germaine, un mouchoir par terre, où traîne un peu de rouge à lèvres rose-orange, une épingle à cheveux, dans une allée déserte. Une conversation entre deux garçons, dans un Self-Service. Une indication sournoise laissée sous la nappe en plastique bleu ciel d’une pâtisserie de nuit. Ou deux initiales enfoncées à la pointe de l’ongle dans la banquette de moleskine du trolleybus n° 9: M.D.; et moi, petit à petit, je me serais dit: «Je brûle!»

Et puis, à six heures vingt-cinq du matin, épuisé, je t’aurais enfin trouvée, serrée dans ton imperméable d’homme, la bouche ferme, les cheveux mouillés de rosée, ta robe de laine un peu froissée; les yeux fatigués d’être restés ouverts toute la nuit. Seule, sans personne, tapie au fond d’une chaise longue, sur la promenade, face au lever du soleil gris.

Mais personne n’attend personne; il y a des choses plus graves dans le monde, évidemment. Il y a un monde surpeuplé, mourant de faim, tendu de toutes parts. Il fallait chercher au sein de cette réalité-là, fouiller les moindres détails; ce n’était pas la vie d’un homme et d’une femme qui importait.

Ce qui était beaucoup plus grave, c’était cet univers total. Deux milliards d’hommes et de femmes se concertent pour édifier des choses, des villes, préparer des bombes, conquérir l’espace.

Les journaux disent: «Le vaisseau spatial Liberté II a tourné sept fois autour de la terre.»

«La Bombe H de 100 mégatonnes a explosé dans le Nevada.»

C’était en effet comme si un gros soleil avait lui partout, tout le temps. Un soleil en forme de poire, mesurable en degrés Beaufort, un soleil à aurores démultipliées. On était en train de tresser un réseau inextricable autour de la planète. On la quadrillait méthodiquement, en prolongeant des lignes xx’, yy’, zz’. Et en contrôlait chaque carré.

La société se structurait en groupes spécialisés:

C’est-à-dire l’armée, les fonctionnaires, les médecins, les bouchers, les épiciers, les ouvriers métallurgistes, les ingénieurs électroniciens, les capitaines au long cours, les buralistes.