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On construisait des immeubles de 22 étages, puis on fixait sur leurs toits des antennes de télévision. Sous terre, on mettait les canalisations, les fils électriques, les métros. On hérissait le chaos d’autrefois de poteaux et de digues. On creusait. On enfouissait. On faisait brûler, ou exploser. Des machines à lampes s’allumaient doucement, en ronflant, et lançaient sur tous les points du ciel leurs champs magnétiques. Les avions décollaient du sol, avec des bruits de papier qu’on déchire. Les fusées aussi, dans des nuages couleur safran, directes vers le point inconnu, au centre de l’espace. Puis se volatilisaient en gerbes noires.

Tout retournait à une aube nouvelle, au point du jour, faite de millions de volontés assemblées. Par-dessus tout, il y avait cette foule d’hommes et de femmes, assoiffée de violences et de conquêtes. Ils étaient groupés sur les points stratégiques du monde; ils dressaient des cartes, dénommaient les terres, écrivaient des romans ou des atlas: les noms des lieux qu’ils peuplaient s’alignaient:

et leurs noms emplissaient les livres sur les tablettes des cafés:

«Revd. William Pountney

Francis Parker

Robert Patrick

Robert Patton

John Payne

Revd. Percival

Robert de Charleville

Nathaniel Rayner.

Abel Ram. esq.

C’était parmi eux qu’il fallait chercher. On aurait tout trouvé, y compris Michèle assise à l’aube dans une chaise longue, froide et mouillée de rosée, frissonnante dans cet enchevêtrement de forces. Ils vivaient tous de la même vie; leur éternité, elle se fondait peu à peu aux matériaux bruts dont ils étaient les maîtres. L’unité, cette unité fabriquée dans les hauts fourneaux, cette unité qui bout au milieu du métal en fusion comme dans un cratère, était l’arme qui les rendait supérieurs à eux-mêmes. Dans cette ville comme ailleurs, hommes et femmes cuisaient dans leurs marmites infernales. Protubérants sur le fond vague de la terre, ils attendaient quelque chose, suprême, qui les envelopperait d’éternité. Ils vivaient parmi leurs machines; nus, opiniâtres, invincibles, ils faisaient resplendir leur terre. Leur monde presque achevé les arracherait bientôt, et pour toujours à la temporalité. On aurait dit que déjà sur leurs visages se peignait un masque de fonte; encore un siècle, ou deux, et ils seraient des statues, des sarcophages: sous leurs moules de béton et de bronze, vivrait cachée, menue, mais immortelle, une sorte de parcelle de feu électrique. Ce sera alors le règne de la matière intemporelle; tous seront en tous. Et il n’y aura plus guère qu’un homme, plus guère qu’une femme au monde.

Adam était partout à la fois dans les rues de la ville. Devant un parc noyé de noir, devant un cimetière pour chiens, sous un porche taillé dans la pierre; parfois le long de l’allée bordée d’arbres, ou bien assis sur les marches de la cathédrale.

Seul dans cette étendue de minéral, il vaquait partout; on le vit fumer une cigarette auprès de la Fontaine Fausse, ou sous le Pont du Chemin de Fer. Il fut indifféremment sous les arcades de la Grand-Place, au centre du Square, accoudé à la balustrade de la Promenade du Bord de Mer. Sur la plage aussi, face à une mer immobile. Étant partout, il lui arrivait de se croiser dans la rue, au détour d’une maison. Peut-être y avait-il, à cette heure, quatre heures moins le quart du matin. 4000 ou 5000 adams, sans contrefaçon possible, en circulation dans la ville. Il y en avait à pied, d’autres à bicyclettes, ou en voiture; ils sillonnaient la cité de bout en bout, occupaient le moindre recoin de ciment. Une femme-adam, prise dans sa robe pourpre, courut derrière l’homme-adam, en claquant fort ses talons aiguille; elle dit:

  «Tu viens avec moi, baby

et l’homme-adam la suivit, comme à regret.

Vers le quartier de l’Est, d’autres hommes-adam partaient pour leur travail en sifflant. Un vieillard-adam dormait roulé en boule sur un charreton à légumes. Peut-être bien qu’un autre d’entre lui mourait, à petits cris, dans son vieux lit jaune trempé de sueur. Ou qu’un autre se pendait avec sa ceinture, pour n’avoir plus d’argent, ou plus de femme.

Dans le Square, au milieu de la pelouse, Adam s’arrêta enfin; il appuya son dos contre le piédestal d’une statue qui le représentait; puis, vers cinq heures, il s’arrêta devant la vitrine d’une blanchisserie. Soûlé de fatigue, de joie, il sentit des sortes de larmes qui coulaient sur ses joues; il se mit à pleurer soudain, sans regarder les centaines, les milliers de fenêtres qui s’ouvraient derrière lui. Les adams couraient sur le pavé sonore; du bout des lèvres, comme s’il priait, il se récita deux vers d’un poème. Exactement quinze heures en avance, une barre de néon rougeoyant, au fond de la vitrine, effectuait un morceau de coucher de soleil.

Du bout des lèvres, comme s’il priait, sans plus savoir s’il faisait nuit ou jour, Adam récita deux vers d’un poème:

«’Tis ye, ’tis your estranged faces, That miss the many-splendoured thing.»

N. Soleil, un homme et une femme allongés sur un lit à deux places, dans une chambre aux volets à moitié fermés, un cendrier en terre cuite posé entre eux à même les draps, gris par endroits, brûlés en d’autres. La chambre est une chambre carrée, beige, trapue, vraiment encastrée au milieu du bloc de l’immeuble. Tout le reste de la ville est en ciment, en angles durs, en fenêtres, portes et charnières.

À côté d’eux, sur la table de nuit, un poste de radio allumé débite un flot de paroles seulement interrompu toutes les huit minutes par un îlot de musique.

«Par conséquent nous pouvons dire que la nouvelle année sera se montrera plus favorable au tourisme et cela nous ne pouvons que nous en réjouir étant donné l’importance considérable l’accent mis depuis toujours sur le tourisme et plus particulièrement le tourisme étranger qui constitue la principale ressource de notre beau pays (…) pour ce faire d’ores et déjà nous avons considérablement amélioré le système hôtelier tout le long de la côté, aménageant les établissements qui étaient insuffisants perfectionnant ceux qui n’étaient que normalement confortables et créant ainsi avec les hôtels plus modernes tout le complexe touristique devenu de plus en plus nécessaire à cause de la concurrence que fait l’étranger et en particulier les pays du Sud tels que l’Italie l’Espagne ou la Yougoslavie (…) eh bien monsieur Duter nous vous remercions vivement pour les renseignements que vous avez bien voulu nous donner et et nous vous disons à très bientôt pour une nouvelle interview sur l’économie touristique de la région. (…) il est exactement quatorze heures neuf minutes trente secondes, Radio-Montecarlo a choisi Lip pour vous donner l’heure exacte … Quatorze heures, c’est aussi l’heure de la détente mais pas de n’importe quelle détente la seule détente qui réconforte la détente-Café … savourez l’arôme d’un bon café, chaud ou glacé selon votre goût et détendez-vous détendez-vous détend…»

Sur la même table de nuit, il n’y a pas de réveil, ni de pendule. L’homme a gardé sur son poignet une montre-bracelet, qui fait un petit habit de cuir sur toute sa peau: à part la montre-bracelet, il est nu. La femme aussi est nue; elle porte une alliance au quatrième doigt de la main droite. Entre l’index et le médius de la même main, elle serre une cigarette dont le papier mouillé de sueur, écrasé, modèle les brins de tabac. Et elle fume.

Les habits sont roulés en boule, sans aucun soin, sur une chaise; poussés tout contre l’angle du dossier et du siège. Sur le devant du poste de radio, il y a une photo insérée contre l’indicateur des longueurs d’ondes; elle représente le même homme et la même femme, habillés cette fois, dans une rue de Rome; lui sourit, elle non. De l’autre côté de la photo, ils ont marqué leur nom: