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Les garçons sont habillés de blanc: à chaque commande, ils apportent sur les tables en même temps que les verres, des soucoupes de couleurs différentes, selon le prix de la consommation; les hommes et les femmes boivent, mangent, parlent, sans faire de bruit: les garçons, aussi, glissent en silence, des plateaux vides ou pleins à la main, des torchons sous le bras gauche, avec des ondulations de nageurs de fond. Le bruit vient surtout de la rue; il est multiple quoique de sa diversité même il parvienne à former un ensemble riche et d’une tonalité sensiblement monophone, comme, entre autres, le bruit de la mer, ou le froissement continu de la pluie: une seule note audible à laquelle viennent s’ajouter des millions de variantes, de tonalités, de modes d’expression; talons des femmes, klaxons, moteurs des autos, motos, et autocars. Un la donné par tous les instruments d’un orchestre, simultanément.

Le mouvement matériel est unique: les masses grises des voitures qui font la chaîne au fond du paysage. Il n’y a pas de nuages dans le ciel, et les arbres sont parfaitement immobiles, comme faux.

Le mouvement animal, au contraire, est à son comble: le long du trottoir, les promeneurs et les piétons marchent; les bras se balancent, s’agitent; les jambes se tendent, reçoivent le poids du corps, à peu près 80 kilos, et fléchissent un instant, puis deviennent des leviers sur lesquels le reste du corps décrit une infime parabole. Les bouches respirent, les yeux roulent rapidement dans leurs orbites humides. Les couleurs se mobilisent et atténuent leurs propriétés purement picturales; le blanc, en bougeant, s’animalise. Le noir se négrifie.

C’est de tout cela qu’il tire sa douceur, son mépris un peu sinueux, un peu aigre, comme s’il avait inventé la lune ou écrit la Bible.

Il marche dans les rues et ne voit rien. Il longe des squares entiers, des boulevards entiers, désertés, bordés de platanes, de marronniers, il passe devant de vraies préfectures, des mairies, des cinémas, des cafés, des hôtels, des plages et des arrêts d’autobus. Il attend des copains, des filles, ou personne; souvent ils ne viennent pas et il est fatigué d’attendre. Il ne cherche pas de raisons, rien de cela ne l’intéresse, et peut-être qu’après tout cela ne le regarde pas. Alors il recommence à marcher tout seul, le soleil s’éparpille à travers le feuillage, il fait frais à l’ombre, chaud au soleil. Il perd son temps, il s’agite, il marche, il respire, il attend la nuit. Gageons qu’à la plage il a vu Libby, et qu’il lui a parlé, vautré sur les galets poussiéreux. Elle lui a parlé chiffons, trucs de jeunes, musique classique, etc. Le mauvais film qu’elle a vu. — C’est en s’occupant de pareilles choses qu’on oublie les autres; finalement ça fait du bien, et l’on se sent petit à petit redevenir homme invulnérable, héros, projetant toute sa concentration de matière cervicale sur un tas de galets sales et de bruits de ressac. Après, une heure après, on retourne dans la rue tout fier et tout flageolant tel un athlète hébété. Il n’y a plus de tragique? Allons donc, restent les petits détails, les idées générales, les cornets de glace, la pizza à cinq heures, le Ciné-Club et la Chimie Organique:

RÉACTIONS DE SUBSTITUTION

les atomes d’H peuvent être remplacés

successivement par certains atomes de même valeur

tels que Cl. Il faut soumettre à la lumière.

(et le brome) (Br)

CH4 + Cl2 = CH3Cl + ClH

CH3Cl + Cl2 = CH2Cl2 + ClH

CH2Cl2 + Cl2 = CHCl3 + Cl4

CHCl3 + Cl2 = CCl4 + Cl4

(Tétrachlorure de carbone)

Nous, d’abord, on n’a plus de réflexes psychologiques: c’est perdu. Une fille est une fille, un bonhomme qui passe dans la rue, c’est un bonhomme qui passe dans la rue; c’est quelquefois un flic, un copain ou un père, mais c’est avant tout un bonhomme qui passe dans la rue. Demandez, qu’est-ce qu’on vous répondra? «C’est un bonhomme qui passe dans la rue.» Ce n’est pas que nous soyons dispersés, non; nous serions même plutôt fonctionnaires: d’une sorte de rigueur: les fonctionnaires des heures creuses.

Comme cette femme, Andréa de Commynes. La seule au visage un peu plâtré, un peu pâle au milieu des autres bruns et luisants; la seule qui cache des yeux verts derrière des lunettes noires, et qui lise, une main prise dans la boucle, de son collier de bronze, l’autre sur la reliure de son bouquin de cuir. Les vers ont mangé les pages, et le titre s’étale sur le dos du livre, martelé en lettres inégales, dont la couleur a disparu:

INGOLDSBY LEGENDS

Sans oublier cet avion qui traverse le ciel tout nu, silencieusement; sans oublier cette statue sur laquelle le soleil pleut depuis six heures du matin, et qui représente, elle aussi, un homme nu au centre d’une vasque. Et les pigeons, et l’odeur de la terre sous les trottoirs, et les trois vieilles femmes assises sur le banc, hochant la tête devant des tricotages éternels.

Ou bien le mendiant, qu’on appelle le Siffleur. Qui est un type comme on en voit peu. On l’appelle ainsi parce que lorsqu’il ne mendie pas, il se promène dans toutes les rues en sifflant un vieil air de tango: Arabella. Puis il s’arrête, il se tasse dans un vieux recoin de mur, de préférence où domine le jaune des urines de chiens et d’enfants; il relève la jambe de son pantalon, du côté du moignon, et il interpelle les touristes qui passent. Quand un s’arrête, il précise:

«Je vis comme je peux. Je me débrouille.

Je vends des vieux papiers. Dites, vous

n’auriez pas quelque chose? Une petite

pièce pour un pauvre infirme, quoi?»

L’autre dit:

«Ah non, je suis complètement fauché aujourd’hui.»

et:

«Vous aimez ça?… ce, heu, cette vie?» il dit:

«Ma foi, je ne me plains pas.» puis:

«Alors, c’est bien vrai? Pas même une petite cigarette pour moi? Monsieur? Pour moi, pauvre infirme?»

Son moignon fait des croûtes à l’air libre. Il ressemble souvent à cette espèce de légume qu’on vend au marché, l’été. Des milliers d’autos se rendent en file indienne au «Grand Prix Automobile». Il y aura peut-être un, deux morts. On mettra de la sciure par terre, et on attendra le journal du lundi. Ce sera: «Tragique bilan des Courses du Grand prix» et pas plus mal qu’ailleurs.

Hornatozi fait suivre sa femme. Hornatozi, le fils de la maison de graines Hornatozi Père et Fils. Il va travailler dans son bureau de bois clair, et de temps à autre, il tire de sa poche la photographie de sa femme. Hélène est grande, jeune et rousse. Comme Joséphine, comme Mme Richers, elle porte souvent des robes noires. Hornatozi sait qu’avant-hier, entre 3 heures et 3 heures 30, elle est allée au numéro 99 de l’avenue des Fleurs. Sur la photographie, souillée par l’application de doigts, Hélène Hornatozi sourit face au néant, sa tête légèrement inclinée sur son épaule gauche. Elle porte ce sourire à la dérive, et de ses lèvres arquées s’envole le mystérieux saint-esprit qui crée les rapports entre hommes; il semble qu’elle soit morte là, couchée sur le marbre de la pellicule, et qu’elle offre, sous son effigie verglacée les derniers restes de son corps de femme, un paquet d’os blancs sur fond noir, un masque vidé de chair où les couleurs se sont inversées; flottant entre l’air et ce paravent translucide, le souvenir d’Hélène se contracte dans sa crampe négative et mortuaire, et les yeux, à prunelles blanches sur sclérotique noire, percent de deux trous le rempart des vivants, les faisant irréductiblement croire aux fantômes; c’est de cette mémoire fixée par les bains révélateurs que la femme tire toute sa puissance; un impondérable de malfaisance attire les regards sur son corps voluptueux, bâti pour l’amour; sous les doigts d’Hornatozi, la silhouette blanche doublée de noir brûle de mille feux de jalousie. Ses pouces plaqués sur la bordure transpirent doucement et vont laisser, une fois de plus, les rides graisseuses de leurs empreintes. Il se penche, maintenant, son regard hypnotisé droit dans les deux grandes orbites creuses où la nuit parait commencer; car il voudrait faire ce voyage, serait-ce en esclave, pour retrouver au bout de ses peines la délicieuse intimité de jadis, la tiédeur de l’être caché dans l’être, l’innocence, les envies assouvies, un enterrement presque alcoolique; mais elle, la femme dont il ne sait plus si elle est morte ou si elle l’a trompé, lui refuse d’une simple constatation de sa muraille de celluloïd, l’accès en son étrange domaine, et c’est en vain qu’il se courbe vers le carton luisant, et c’est en vain qu’il respire vite, la bouche jetant des halos de buée sur l’image, et c’est en vain que se gonfle sa veine temporale et que s’affaissent ses épaules. Voilà que déjà la méchanceté est abstraite, que les pouvoirs maléfiques se sont détruits; il ne demeure d’aigu sur la photographie, qu’un reflet venu de la fenêtre, répercuté par les ondulations du papier, et qui court d’un bord à l’autre, prisonnier, ridicule et par conséquent humain, comme une bulle sur un bol de bouillon.