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En bas, sur une longue étendue plate et poussiéreuse, toujours au soleil, en pleine chaleur, il y a des quais; des bateaux, des grues à charbon; la Maison des Douanes; sur les docks, onze dockers travaillent. Toutes les trois minutes, la poulie décharge par terre une balle de coton ou de bois. Dans la perle d’odeur fade, le bruit coulissant, le blanc et l’air qui sursaute, les charges s’affaissent sur les docks.

Dans une chambre d’hôtel obscure, un étudiant nègre lit un policier de la Série Noire. Les vieilles femmes regardent avec des jumelles au fond des mansardes.

Louise Mallempart, vague et claire au fond des replis soyeux des draps, pense à une table, garnie d’une nappe à fleurs, au milieu de laquelle trônerait un seul grand verre d’eau froide.

Tout cela, c’est la chaleur qui s’étend en ramures, qui rampe très bas sur la terre. Un souffle minuscule, tremblotant, fait des rides autour des objets. Le sol, l’eau, ou l’air sont des amas de particules noires et blanches, qui se brouillent comme un million de fourmis. Il n’y a plus rien de vraiment incohérent, plus rien de sauvage. On dirait que le monde a été dessiné par un enfant de douze ans.

Le petit Adam a bientôt douze ans; le son, dans la ferme, pendant qu’il pleut dehors, pendant qu’il entend qu’on ramène les vaches dans les chemins creux, pendant qu’il écoute que l’angélus sonne, qu’il sent que la terre se flétrit, il prend un grand carton bleu et il dessine le monde.

En haut du carton bleu, à gauche, il fait une boule rouge et jaune avec ses crayons de couleur; c’est comme le soleil, à ceci près qu’il n’y a pas de rayons. Pour équilibrer, de l’autre côté, en haut à droite, il fait une autre boule: bleue, avec des rayons. Celle-là est le soleil puisqu’il y a des rayons. Puis il fait une ligne droite qui barre le carton au-dessous du soleil-lune et de la lune-soleil. Avec son crayon vert, il trace de petits traits verticaux plantés dans l’horizon. Ce sont des blés, des herbes. Certains ont des barbes, et ce sont des sapins. En noir, dans le ciel de craie blanche, un cheval à pattes d’araignée rue dans un bonhomme fait de boîtes de conserves et de cheveux. Et en marron, en violet, cernées de jaune, il dessine de grosses étoiles, partout où le carton peut en contenir. Au centre des étoiles, une espèce de point noir métamorphose l’astre en animal vivant qui nous considère de son noyau de bactérie, de son drôle d’œil unique de ciron.

C’est un monde bizarre, tout de même, qu’il dessine, le petit enfant Adam. Un univers sec, quasi mathématique, où tout se comprend facilement, selon une cryptographie dont la clé est imminente; dans la ligne marron qui cadre le carton, on peut installer sans fatigue un peuple nombreux: les commerçants, les mères, les petites filles, les diables et les chevaux. Ils y sont fixés trait pour trait, et leur matière est indissoluble, indépendante, compartimentée. C’est presque à croire qu’il y a une sorte de dieu en boîte qui commande tout, au doigt et à l’œil, et qui dit à toutes choses, «soyez». C’est à croire aussi que tout est dans tout, indéfiniment. C’est-à-dire, aussi bien dans le dessin maladroit d’Adam enfant, que dans le calendrier de l’Alimentation Rogalle, ou dans un mètre carré de tissu Prince-de-Galles.

Pour donner un autre exemple d’une folie devenue familière à Adam, on pourrait parler de cette fameuse Simultanéité. La Simultanéité est un des éléments nécessaires à l’Unité qu’Adam avait un jour pressentie, soit au cours de l’histoire du Zoo, soit à cause du Noyé, soit à propos de bien d’autres anecdotes qui sont volontairement oubliées ici. La Simultanéité est l’anéantissement total du temps et non du mouvement; cet anéantissement doit être conçu, non pas forcément sous forme d’expérience mystique, mais par un recours constant à la volonté d’absolu dans le raisonnement abstrait. Il s’agit, à propos d’un acte quelconque, mettons, fumer une cigarette, de ressentir indéfiniment durant le même geste, les millions d’autres cigarettes vraisemblablement fumées par des millions d’autres individus sur la terre. Sentir des millions de légers cylindres de papier, écarter les lèvres et filtrer quelques grammes d’air mélangé de fumée de tabac; dès lors, le geste de fumer devient unique. Il se métamorphose en un Genre; le mécanisme habituel de la cosmogonie et de la mythisation peut intervenir. Ce qui est, en un sens, aller en direction opposée au système philosophique normal, qui part d’un acte ou d’une sensation, pour aboutir à un concept facilitant la connaissance.

Ce processus, qui est celui des mythes en général, comme, par exemple, la naissance, la guerre, l’amour, les saisons ou la mort, peut être appliqué à tout: chaque objet, une éclisse d’allumette sur une table d’acajou verni, une fraise, le son d’une horloge, la forme d’un Z sont récupérables sans limite dans l’espace et le temps. Et, à force d’exister des millions et des milliards de fois, en même temps que leur fois, ils deviennent éternels. Mais leur éternité est automatique: ils n’ont nul besoin d’avoir jamais été créés, et se retrouvent en tous siècles et en tous lieux. Il y a tous les éléments du téléphone dans le rhinocéros. Le papier émeri et la lanterne magique existèrent toujours; et la lune est bien le soleil et le soleil la lune, la terre mars jupiter un whisky and soda et ce drôle d’instrument qu’on va bientôt découvrir, qui servira à créer des objets, ou à les détruire, et dont la composition est déjà connue par cœur.

Pour bien comprendre cela, il faudrait, comme Adam, essayer la voie des certitudes, qui est celle de l’extase matérialiste. Ainsi le temps se rapetisse de plus en plus; ses échos se font de plus en plus courts; comme un mouvement de balancier qui n’est plus soutenu, les années d’avant deviennent rapidement des mois, les mois des heures, des secondes, des quarts de seconde, des 1/1000es, puis, tout à coup, d’un seul coup, plus rien. On a abouti au seul point fixe de l’univers, et l’on est à peu de chose près, éternel. C’est-à-dire un dieu, puisque n’ayant ni à exister, ni à avoir été créé. Il n’est pas question d’immobilisation psychologique, ni à proprement parler de mysticisme ou d’ascèse. Car ce n’est pas la recherche d’une communication possible avec Dieu, ni le désir d’éternité qui motivent cette expression. Ce serait une faiblesse de plus de la part d’Adam de vouloir triompher de la matière, de sa matière, en employant les mêmes mobiles que cette matière.