Vers, disons, cinq heures de l’après-midi, le soleil gagnerait. Le soleil brillerait les flammes. Il ne laisserait plus, au centre du terrain, qu’une tache noire, parfaitement circonférique; tout le reste serait blanc comme un paysage de neige. Le brasier aurait l’air de l’ombre du soleil, ou d’un trou sans fond. Et il ne resterait plus que les arbres calcinés, les masses de métal foudroyé, fondu, le verre tordu, les gouttes d’acier parmi les cendres comme de l’eau. Tout aurait poussé comme des plantes obscures, avec des tiges grotesques, des bavures de cellulose, des crevasses où grouille le charbon. Alors je les prendrais toutes, ces formes tétaniques, et je les mettrais en tas dans une chambre de la maison. Je vivrais bien au milieu d’une montagne de cailloux blancs et d’une jungle incendiée. Tout ça est connecté avec la chaleur. Elle décomposerait tout pour recomposer un monde pourri par la sécheresse; la simple chaleur. Avec elle, tout serait blanc, et dur, et fixé. Comme un bloc de glace au Pôle Nord, ça serait l’harmonie matérielle, grâce à quoi le temps ne coule plus. Oui, ce serait vraiment beau. Le jour, ce serait, chaleur plus chaleur, et la nuit, noir plus charbon.
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Et un jour, je prendrais une bagnole. Je la mettrais au milieu du terrain et je l’arroserais d’essence. Puis je m’arroserais d’essence moi-même. Je me mettrais dans la voiture, et j’y bouterais le feu.
Et comme j’aurais gardé mes lunettes noires, on retrouverait sur mon corps calciné, sur mon crâne en boule, un drôle d’insecte noiraud, caricatural, dont le corps en matière plastique se serait inséré tout bouillant au fond de mes orbites. Deux tringles de fer, en forme de pattes, se dresseraient sur les côtés, et me feraient des antennes.
J’espère qu’on ne reconnaîtrait plus rien de moi dans cette momie gercée. Parce que je voudrais bien vivre tout nu et tout noir, définitivement brûlant,
Michèle,
Je t’ai cherchée très sérieusement.
D’abord, il y a eu ce Gérard, ou ce François, je ne sais plus comment il s’appelle. Je le connaissais autrefois, du temps où je jouais au flipper. Ou du temps où j’étais étudiant en quelque chose. Il ne m’avait pas reconnu, parce que je me suis laissé pousser la barbe depuis, et que je porte des lunettes noires. Il m’a dit qu’il t’avait vue descendre vers le Vieux Port.
Je suis allé là-bas, et je me suis assis sur un banc, à l’ombre. J’ai attendu un peu, histoire de me reposer. J’étais en face de la digue, et il y avait deux Anglais déguisés en yachtmen qui parlaient. Ils affectaient de s’ennuyer mortellement sur la Méditerranée et l’un d’eux a dit:
«I am looking forward to the Shetlands.»
Pas mal de gens passaient et montraient les bateaux blancs à leurs enfants.
Au bout d’une heure, je suis remonté vers la Grand-Place, celle où il y a un jet d’eau. Dans le Café, j’ai trouvé une fille que tu dois connaître, elle s’appelle Martine Préaux. Je lui ai dit que Gérard, ou François, enfin ce type brun avec une chemise rose, t’avait vue descendre vers le Vieux Port. Elle m’a dit à peu près:
«Il est fou, je viens de voir Michèle dans l’autre Café, plus bas. Elle était avec un Américain.»
J’ai demandé:
«Un Américain? Un marin américain?»
Elle a répondu:
«Non, pas un marin, un type américain, c’est tout. Un touriste.»
J’ai demandé encore si elle pensait que tu y serais toujours. Elle m’a dit:
«Ça, je n’en sais rien, c’est possible, il n’y a pas tellement longtemps.»
Puis:
«Vous n’avez qu’à aller voir.»
Tu n’étais plus dans l’autre Café, à condition que tu y aies jamais été. Le garçon ne savait rien. Il ne voulait rien savoir. Il aurait fallu un pourboire et je n’avais pas les moyens; alors, je me suis assis quand même, et j’ai bu un verre de grenadine à l’eau.
Comme je ne savais pas trop quoi faire, et que les trois quarts du temps, je n’arrive pas à penser si je ne fais pas des dessins sur des carrés de papier, j’ai arraché la première page de mon cahier d’école, et j’ai fait un plan de ville, en indiquant par des hachures les endroits où tu pouvais être. Ça m’a pris presque une heure. Par ordre d’importance, les endroits étaient:
chez toi
les cafés de la Place
les magasins de l’Avenue
le bord de mer
l’église
la gare des autobus
a rue Smolett
la rue Neuve
la descente Crotti
Après, je me suis levé, j’ai payé le verre de grenadine et je me suis mis tout de suite à ta recherche. Il me restait environ 50 francs. Heureusement, j’avais encore les [
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ce que tu m’as dit. Il avait une tête un peu molle, les cheveux ras, et de grandes jambes grasses. Comme il faisait nuit, je suis allé dans le fond du bar et j’ai demandé un verre de vin rouge.
D’abord, je n’avais pas l’intention de boire autant. Si j’avais voulu me saouler, j’aurais pris autre chose pour commencer; de la bière, par exemple; je ne supporte pas le vin rouge. Quand je me mets à en boire, je finis toujours par vomir, et je n’aime pas tellement vomir. C’est comme pour les excréments, je n’aime pas penser que j’abandonne une partie de moi-même quelque part. Je veux rester intègre.
Ce qui a fait que j’ai trop bu cette fois-là, c’est, que j’avais les 5 000 francs dans ma poche, que je n’avais rien d’autre à faire, et que la tête de l’Américain ne me disait rien. J’ai d’abord dit:
«Un rouge»
comme j’aurais pu dire:
«Un Misty Isley»
ou:
«Un express et deux croissants»
L’important, c’est qu’après j’ai été trop fatigué pour crier autre chose au garçon. Je lui disais:
«Le même»
«Rouge?»
Un signe de tête.
Il se passait quelque chose d’étrange: le Bar était plein de gens, les garçons allaient et venaient, et toi, tu étais assise près de la porte avec ce type américain. Je vous regardais tous, les uns après les autres, et vous faisiez tous la même chose, c’est-à-dire boire, parler, croiser les jambes, sourire, fumer en rejetant la fumée par les deux narines, etc. Vous aviez tous des visages, des bras et des jambes, des nuques, des sexes, des hanches et des bouches. Vous aviez tous le même bourrelet de chair rougie sous les coudes, le même bord apparent de glande lacrymale, la même fossette double au bas des reins, la même qualité d’oreille, roulée comme une coquille, frappée sans doute au même moule; hideusement identiques. Pas un seul d’entre vous n’avait deux bouches, par exemple. Ou un pied à la place de l’œil gauche. Vous parliez tous en même temps, et vous vous racontiez les mêmes histoires. Vous étiez, tous, tous, tous pareils. Vous viviez par deux, par trois, quatre, cinq, six, dix, vingt-neuf, cent quatre-vingt-trois, etc.