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Au bout d’un moment, j’ai réussi à me redresser et j’ai marché à quatre pattes jusqu’au banc. Je me suis assis et j’ai essuyé ma figure avec un mouchoir; à part ma dent cassée, je ne sentais rien, mais je saignais beaucoup. Il avait dû m’envoyer un coup de poing sur le nez. En tout cas, j’avais les deux yeux gros comme des oranges. En essuyant le sang, je bougonnais tout bas; j’étais encore un peu saoul, et je ne savais dire autre chose que:

«À cause de ce salaud, il va falloir que j’aille chez le dentiste, à cause de ce salaud, il va falloir que je dépense 2 000 francs chez le dentiste.»

Pas plus de cinq minutes plus tard, j’ai vu l’Américain et Michèle qui revenaient dans le Jardin avec un flic. J’ai eu juste le temps de m’en aller à travers les broussailles et de sauter par-dessus la haie. Je suis retourné dans la Vieille Ville, et je me suis lavé la figure et les mains sous une fontaine. J’ai fumé une cigarette pour me reposer. Ma dent commençait à m’élancer; elle était à moitié cassée et j’avais l’impression que le nerf avait poussé hors de l’émail comme une herbe. J’ai pensé, il faut que je rentre chez moi, dans la villa abandonnée en haut de la colline.

Je suis retourné le plus vite que j’ai pu. En passant devant l’église du Port, j’ai vu qu’il était cinq heures moins vingt-cinq. Il y avait des voitures qui passaient avec leurs phares allumés, et des bêtes partout qui poussaient de drôles de cris, par paires. Je pensais tout le temps: «J’ai vomi deux fois et demain il faut que j’aille chez le dentiste, le dentiste-dentiste.» Je pensais tout le temps au fauteuil de cuir, et aux manettes d’acier qui tournoient dans l’odeur fade de l’amalgame, dans le carré frais d’air évaporé, très sanitaire.

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Ici 3 pages du cahier ont été arrachées. Une quatrième porte un dessin qui représente une sorte de ville vue d’avion. Les rues ont été faites au crayon à bille. Une tache rouge, semblable à un Square, a été produite en appliquant sur le papier un pouce plein de sang provenant d’un bouton écorché. On a écrasé un mégot en bas de la feuille, à gauche. Avec une certaine minutie, dirait-on, et très complaisamment, comme le témoigne un cil tombé du bord d’une paupière par suite d’un penchement trop prolongé de la tête vers la feuille de papier. On peut calculer qu’il s’est passé un laps de temps d’environ trois ou quatre jours entre la page qui précède et la page qui suit les feuillets manquants. Cette page est la dernière du fameux cahier d’écolier jaune. Elle ne comprend que quelques lignes, écrites, elles aussi, au crayon à bille. Le bas de la feuille a été déchiré; il y a beaucoup de ratures: les unes permettant encore de lire les mots, les autres les dissimulant complètement. Certains mots se sont trouvés tronçonnés, du fait du dérapage du crayon à bille sur le papier graisseux.

Dimanche matin, ma chère Michèle,

Michèle et l’Américain ont dû porter plainte à la police et dénoncer ma cachette. Très tôt ce matin, j’ai été réveillé par du bruit; j’ai eu peur, je me suis levé et j’ai regardé par la fenêtre. J’ai vu deux ou trois types qui montaient à travers la colline sans rien dire. Ils marchaient vite, et de temps à autre ils regardaient vers la villa. J’ai pensé tout de suite que c’étaient des flics, en tout cas, j’ai eu juste le temps de prendre deux ou trois trucs, et de sauter par la fenêtre. Ils ne m’ont pas vu parce qu’il y a devant la fenêtre des plants de rosiers de haricots de rosiers. J’ai remonté un peu la pente, au-dessus de la maison, puis j’ai obliqué à gauche et je suis redescendu le long d’un torrent à sec. Je ne suis pas passé très loin d’eux et à un moment j’ai vu leurs silhouettes qui escaladaient entre les taillis de ronces. Je faisais attention à ne pas faire de bruit en éboulant les cailloux. des tas.

J’ai rejoint la route; j’ai commencé par marcher sur le talus, puis je suis descendu sur la chaussée. Il n’y avait pas longtemps que le soleil s’était levé; on voyait un peu la mer, à gauche, entre les pins. On suffoquait dans l’odeur de résine et d’herbe. Alors j’ai marché doucement, comme si je me promenais. Après cinq cents mètres, j’ai trouvé un bout de chemin qui descendait vers les plages et je l’ai suivi. Je pensais qu’il valait mieux ne pas continuer sur la grand-route, parce que les flics me reconnaîtraient sûrement s’ils passaient en voiture. J’avais oublié ma montre dans la villa, mais le soleil marquait huit heures, pas plus. J’avais faim et soif.

En bas, à côté de la plage, il y avait un café fraîchement ouvert. J’ai bu un chocolat et j’ai mangé un beignet aux pommes. J’ai encore mal à ma dent cassée. Environ 1200 f en poche. J’ai commencé à me demander s’il ne fallait pas que je m’exile. En Suède, en Allemagne, ou en Pologne. La frontière italienne n’était pas très loin. Mais ce n’ét  ile sans papiers et sans argent. Je me suis dit aussi, je pourrais peut-être aller voir ma mère. Je n’avais plus besoin de l’écrire au dos d’un paquet de cigarettes vide: ce que j’allais faire, c’était, si possible voir un peu. Pour habiter, en ville, il y a deux sortes de maisons différentes: il y a les unes, et puis il y a les asiles. Dans les asiles, il y a deux catégories: les asiles de fous et ceux de nuit. Parmi les asiles de nuit, il y a ceux pour les riches et ceux pour les pauvres. Dans ceux pour les pauvres, il y a ceux avec chambre et ceux avec dortoirs. Dans ceux avec dortoirs, il y en a de bon marché et d’autres qui ne coûtent rien. Dans ceux qui ne coûtent rien, il y a l’Armée du Salut. Et à l’Armée du Salut, on n’est pas toujours pris.

Voilà pourquoi, en fin de compte, c’était bon d’habiter tout seul une villa abandonnée, en haut d’une colline.

Évidemment, il y manquait ce qu’on appelle le confort. Il faut coucher par terre, à moins que les gens n’aient laissé un lit, ce qui n’était pas le cas là-bas. L’eau en général est presque toujours coupée (sauf la prise dans le jardin, tu te souviens, Michèle?). On n’est pas protégé contre les cambrioleurs ni contre les animaux: il faut se défendre soi-même; et quand on est seul, on se dé   raime   mal contre les punaises, les moustiques, les araignées, ou même les scorpions et les serpents. Puis on est à la merci d’une arrivée soudaine des propriétaires. Il a   ive que ces gens-là se mettent en colère en voyant leur maison occupée. On n’a pas grand-chose à dire pour se justifier, surtout quand il fait chaud, qu’on est un type jeune, robuste comme tout le monde, c’est-à-dire capable de travailler, et qu’en particulier on avait une chambre à soi en ville, avec tout ce qu’il fallait. Il se peut qu’ils aillent jusqu’à appeler la police, et on est vite pris, vagabond avec la mention, «sans   le fixe n   », voleur, déserteur, et, violation de domicile, abus de confiance, chantage ou mendicité.

Je ne suis pas aveugle, ni mutilé. Je vais partir pour les pays froids; je vais voyager dans un train de marchandises, et mendier dans les rues de Rotterdam. Je vais m’asseoir sur la borne, à côté du filet de pêche, et je vais aller me baigner à la plage. Le chien passera peut-être par ici aujourd’hui. Dimanche, 29 Août, bientôt neuf heures du matin. Il fait chaud et lourd; il paraît que les montagnes brûleront dans les environs. Ici je suis au secret.

Malh [

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