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Sur le dos du cahier, Adam a signé son nom, en entier: «Adam Pollo, martyr». Bien qu’on ne puisse rien affirmer avec certitude, il y a de fortes probabilités pour que le texte reproduit ci-dessus ait été terminé à l’endroit où on l’a retrouvé plus tard, par hasard, dans les W.C.-hommes du «Torpédo Snack-bar».

P. Vers la fin de la matinée, quelque chose comme midi-une heure, il était comme un individu au centre de la plage. Il avait allongé son corps long, chétif, à même les galets bouillants. Pour que l’air passe un peu et diminue les effets torréfiants du soleil, il avait ménagé un léger espace entre le sol et son dos, en s’appuyant en arrière sur les deux coudes. Il s’était installé tout près du bord de l’eau, au point que chaque hors-bord qui passait au large, traînant des skieurs, venait mouiller la plante de ses pieds avec les vagues de son sillage.

Vu de loin, et de dos, il n’y avait pas grand-chose de changé. Il portait toujours le même short bleu indigo taché de cambouis, et les mêmes lunettes de soleil à monture en fil de fer doré. Ses habits étaient pliés en tas à côté de lui, surmontés d’une revue vieille de deux mois; elle avait été ouverte vers le milieu, sur une page consacrée à une catastrophe ferroviaire, mais le vent, en soufflant latéralement, l’avait refermée; maintenant, c’était la couverture de la dernière page qui était exposée: un petit garçon en train de manger des pâtes au fromage.

Plus loin, les pieds nus dans l’eau de mer, un autre petit garçon jouait tout seul. Adam ne le regardait pas; Adam avait maintenant environ trente ans.

Adam Pollo avait une tête plutôt longue, un peu pointue par le haut. Les cheveux et la barbe taillés à coups de ciseaux étaient remplis de nœuds et d’escaliers. Il y avait quelque chose d’encore beau sur tout ce visage, des yeux un peu grands, ou peut-être un nez mou et mal formé, des joues imberbes, juvéniles, sous la couche de barbe jaune. Le buste étroit, occupé par des dizaines de côtes, tiraillé par la position inversée des bras, semblait de peu de résistance. Les épaules étaient charnues vers l’avant, musclées sans doute, les bras osseux. Les mains se trouvaient courtaudes, et larges, et grasses, et avaient indéniablement l’air de mains incapables d’ouvrir la plus simple agrafe de soutien-gorge. Tout le reste était selon. Mais de près, avec ce soleil qui marbrait la peau, et ces plaques d’eau de mer, on aurait dit que le corps d’Adam était lentement envahi par des taches de toutes sortes de couleurs, variant entre le jaune cru et le bleu.

Ainsi camouflé, il se trouvait pris au milieu d’une multitude d’autres taches, de marron, de vert, de noir, de noir et gris, de blanc, d’ocre, de vermillon sale; ressemblant de loin à un tout petit enfant, de plus près à un homme jeune, et de tout contre à une drôle d’espèce de vieillard, séculaire et innocent. Il respirait à cadence rapide. À chaque inspiration, les poils autour de son nombril se redressaient et accusaient la présence fugitive d’environ 2 litres d’air, qui pénétraient dans les bronches, dilataient les bronchioles, écartaient les côtes, chassaient d’un mouvement de diaphragme le haut de l’estomac et l’intestin grêle. L’air entrait profondément, résonnait des coups du cœur, les replis de chair s’imbibaient de rouge-sang, et les veines étaient secouées régulièrement par un grand flot bleu qui remontait le long du corps. L’air s’insinuait partout, tiède, chargé d’odeurs et de parcelles microscopiques. Il envahissait la masse de viande et de peau et la parcourait d’un bout à l’autre de minuscules chocs électriques; tout fonctionnait sur son passage: les clapets se refermaient, les capillosités de la trachée-artère repoussaient les poussières, et au plus profond de la grande cavité moite, teintée de pourpre et de blanc, le gaz carbonique s’accumulait, prêt à être chassé vers le haut, prêt à s’exhaler et à se fondre dans l’atmosphère; il irait peser de-ci de-là sur la plage, dans les trous de galets, sur les fronts en sueur, ajoutant à la densité des cieux couleur d’acier. Au plus profond d’Adam, c’était l’agglomérat de cellules, de noyaux, de plasma, d’atomes aux combinaisons multiples: plus rien n’était étanche. Les atomes d’Adam auraient pu se mêler aux atomes de la pierre, et lui, s’engloutir très doucement à travers terre et sable, eau et limon; tout aurait croulé ensemble, comme dans un gouffre, et se serait évanoui parmi le noir. Dans l’artère fémorale gauche, une amibe avait formé son kyste. Et les atomes tournaient comme de minuscules planètes, dans l’immense, l’universel corps d’Adam.

Face aux autres, les deux pieds traînant dans la mer, à l’avant-scène de la plage, il était cependant individuel; les rayons blanc-jaune du soleil tombaient verticalement sur son crâne en pain de sucre, et il ressemblait de plus en plus, avec sa mâchoire saillante, avec sa mauvaise barbe, et son air général de spécimen, à un personnage de prostase. Il fumait une cigarette à présent; de fausses mouches en forme de reflets volaient devant ses yeux, et puis explosaient comme des bulles. Le sel blanchoyait sur les poils. Et le petit enfant de tout à l’heure, piétinait dans la mer en psalmodiant,

   «… Criaient la gloire

   de Dieu,

   Chantaient l’amour

   de Dieu…»

Il s’arrêtait pour regarder sa mère qui dormait plus haut, affalée sur les cailloux, puis reprenait, sur une fausse note,

   «… Criaient la gloire

   de Dieu, etc.»

Les avions passaient sans faire de bruit entre deux couches d’atmosphère. Les gens s’en allaient manger. Une guêpe avec une aile à moitié arrachée courait d’un galet à un autre; elle faillit deux fois prendre le chemin de la terre ferme, mais par manque d’orientation au milieu de ce désert chaotique, elle se trompa et marcha vers la mer, vers la mort, où une seule goutte d’eau salée la noya au soleil. Le petit garçon chantait maintenant:

   «Oh Sarimarès

   belle amie d’autrefois,

   en moi tu demeures vi-ive.»

avec une voix plus sûre; puis il remonta sur la plage, et en passant, fit tomber la revue d’Adam. Alors il continua avec plus de précautions, fixant le dos d’Adam de ses deux yeux petits, aux paupières lourdes; jusqu’à la serviette éponge où dormait sa mère, qu’il tira à lui avant de s’asseoir et d’oublier.

Peu de temps après, Adam se leva et partit; il marcha rapidement vers le Bureau de Poste le plus proche du Port; il s’adressa au guichet de la poste restante. L’employé lui remit une enveloppe distendue par une lettre épaisse. Sur l’enveloppe, il y avait écrit, à la main:

   Adam Pollo,

   Poste Restante n° 15.

et l’adresse.

Parce qu’il faisait frais, et peut-être parce qu’il ne savait pas trop où aller, Adam ouvrit la lettre à l’intérieur du Bureau de Poste. Il s’assit sur une banquette, non loin de la table des annuaires. À côté de lui, une jeune fille rédigeait un mandat. Elle s’y prenait à plusieurs fois, hésitait, calculait mentalement; elle transpirait et serrait très fort entre ses doigts un crayon à bille-réclame entouré d’un élastique.

Adam déplia la lettre; il y avait trois pages, et l’écriture était large. Les caractères, beaucoup plus proches du dessin ou de l’hiéroglyphe que de l’alphabet romain, devaient avoir été tracés par une main lourde, peu féminine, habituée à peser sur les surfaces planes, et notoirement sur les feuilles de papier. Une certaine fantaisie dans l’agencement des lettres, ou dans la chute des «s» terminaux, laissait prévoir de la tendresse, de l’animation, ou plus simplement ce léger énervement d’avoir à adresser des mots au hasard, sans nulle certitude d’être lu; les pages s’étalaient là, incontestables, offrant un message où il fallait savoir lire entre les lignes, une sorte de devinette naïve et retorse; en tout cas immuable, comme gravée dans une pierre murale, message de main de mortel qu’aucun temps ne saurait aliéner, et qui se donnait, clair telle une date, abstrus telle une solution de labyrinthe.