Il y avait plus d’une semaine que la lettre attendait dans les casiers de la poste restante.
19 août
Mon cher Adam.
Quelle a été notre surprise, à ton père et à moi, de voir ton billet dans la boîte aux lettres; grosse, tu peux le croire. Nous ne nous attendions à rien de ce genre, ni pour ce que tu as fait, ni pour la façon dont tu nous l’as fait savoir. Nous espérons que tu ne nous caches rien — que rien de grave ne se dissimule sous cette affaire. Bien que nous n’avons pas aimé, ton père et moi, le peu de confiance que tu nous as témoigné. Nous sommes toujours très peinés, je t’assure.
Ton père était terriblement opposé à l’idée de t’écrire à la poste restante, comme tu avais demandé de le faire dans ton billet. Nous en avons discuté longuement, et tu le vois, j’ai contrecarré sa volonté, et j’ai pris sur moi de céder à ton caprice.
Mais je sens confusément que j’ai tort, parce que je ne sais que dire. J’aimerais pouvoir te parler calmement, me faire expliquer les raisons de ton geste, et deviner ce dont tu peux avoir besoin. Une lettre, je le sens — et encore plus une lettre à la sauvette comme celle-ci ne sera pas beaucoup utile dans ce sens-là. Enfin, puisque tu y tiens, je l’écris quand même. Je voudrais bien t’écrire amicalement, pour que tu comprennes l’absurdité de ton attitude, et la pénible inquiétude où elle nous a plongés, ton père et moi. Dès que tu recevras cette lettre de moi, quelles que soient tes intentions et quoi que tu fasses, réponds-y par retour de courrier. Tu me diras pourquoi tu es parti ainsi sans nous avertir, où tu te trouves actuellement, et ce dont tu peux avoir besoin. Comprends que c’est la première chose essentielle à faire pour calmer nos inquiétudes et notre peine. Fais cela pour moi, Adam, c’est tout ce que je te demande.
J’ai mis dans la même enveloppe le billet que tu nous avais adressé avant de t’en aller. Lis-le et comprends combien il était insuffisant pour nous rassurer. Nous ne nous attendions à rien de semblable. Tu ne nous avais parlé ni de voyage, ni de vacances. Nous pensions qu’après les récentes fatigues de ton service, tu allais pouvoir te reposer auprès de nous — nous pensions aller tous ensemble pendant quelque temps à la campagne chez ta tante — nous n’en avions pas trop parlé, évidemment, mais tu semblais fatigué depuis un moment et je savais que tu n’aimes pas faire de projets. Inutile de dire qu’avec ça, nos vacances sont tombées à l’eau.
Philippe nous avait écrit la semaine d’avant. Il était d’accord pour venir nous rejoindre chez tante Louise dès que son travail le lui permettrait — et passer le mois d’Août en famille. Ton père avait réussi à se faire donner un congé pour cette période, et je pensais tout naturellement que tu étais d’accord, toi aussi. Je pensais qu’on pourrait être comme avant, tous réunis; vous avez grandi, Philippe et toi, mais vous savez qu’il suffit d’une bonne réunion de famille pour que vous redeveniez mes enfants, et que j’oublie votre âge et le mien. Et voilà que tu remets tout en question, avec un coup de tête. Ton père était très fâché en apprenant, ce que tu avais fait. Pourquoi ne pas t’en être ouvert avant, Adam? Pourquoi ne nous en avoir pas parlé? Ou tout au moins, à moi, qui suis ta mère? Oui, pourquoi ne pas avoir essayé de m’expliquer? Si tu devais partir ailleurs, pour une raison ou pour une autre, s’il fallait absolument que tu t’en ailles, pendant un certain temps, tu peux être sûr que nous l’aurions compris. Nous ne nous y serions pas opposés –
Rappelle-toi encore, il y a quinze ou seize ans, quand tu avais voulu quitter la maison — Tu avais quatorze ans, à ce moment-là, pas vingt-neuf ans, et pourtant, souviens-toi, je ne me suis pas opposée à ce que tu t’en ailles. Je sentais que tu avais besoin de t’échapper un peu, loin de nous. La querelle avec ton père était sotte, bien entendu mais j’ai senti que c’était plus important qu’une dispute à propos du bol bleu cassé. Ton père est un homme irritable, tu le sais — Lui non plus ne se préoccupait guère du bol bleu; mais il a cru que tu voulais le narguer, que tu voulais te moquer de son autorité, et c’est pourquoi il t’a frappé. Il a eu tort et il s’en est excusé — mais souviens-toi de ce que j’ai fait. Je t’ai rattrapé dans l’escalier et je t’ai demandé de réfléchir — je t’ai expliqué que tu étais trop jeune pour t’en aller tout seul dans la vie, au hasard — je t’ai dit qu’il valait mieux attendre encore quelque temps, laisser passer ta colère. J’ai dit que tu pourrais attendre une semaine ou deux, et puis, si tu voulais toujours t’en aller, tu pourrais chercher du travail quelque part, te placer comme apprenti, par exemple. Tu aurais pu vivre honnêtement de ton côté si c’était cela que tu voulais. Tu as bien réfléchi, et tu as compris. Tu as un peu pleuré de honte, parce que tu étais encore offensé et que tu croyais avoir perdu une bataille. Mais moi j’étais heureuse pour toi, parce que je savais que c’était la seule chose à faire.
Alors, mon cher Adam, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi n’as-tu pas fait la même chose que pour l’histoire du bol bleu?
Pourquoi n’es-tu pas venu me parler? Je t’aurais conseillé, comme autrefois, j’aurais essayé de t’aider. Tu ne peux imaginer la peine que m’a causée ton billet si sec et si bref, me mettant face à un état de fait, dans l’impossibilité de t’aider — Ton père a été en colère, mais moi, ce n’est pas pareil. On n’efface pas tant d’années de confiance et d’affection, mon enfant. Je regrette que tu n’aies pas réfléchi à tout cela avant de partir — car tu n’y as pas réfléchi, j’en suis sûre. Mais, je l’espère, il s’agit déjà presque du passé. Dès que tu auras reçu cette lettre, reviens à la maison, et nous ne te reprocherons rien — nous ne te demanderons aucune explication — ce sera vite oublié. Tu as grandi, tu es majeur depuis longtemps, et libre d’aller où tu veux — Nous en parlerons ensemble si cela te dit. Si tu ne veux pas retourner tout de suite, écris-nous une longue lettre, à ton père et à moi — Mais je t’en prie, Adam, ne nous laisse pas sur la mauvaise impression d’un mot griffonné à la hâte, sur la terrasse d’un café. Ne nous laisse pas sur notre inquiétude et sur notre déception. Écris-nous une lettre affectueuse, Adam, qui montre que nous sommes encore ton père et ta mère, et pas des étrangers vis-à-vis desquels tu restes hostile — Dis-nous ce que tu comptes faire, où tu veux travailler, comment tu te débrouilles, où tu as l’intention d’aller — J’ai vu dans les journaux qu’ils demandent des instituteurs en Afrique Noire et en Algérie; ce n’est pas tellement payé, mais ce pourrait être un début avant de faire autre chose.
Il y a aussi des postes de lecteur de français en Scandinavie, et sûrement bien d’autres — avec les diplômes que tu as, tu obtiendrais facilement une situation dans un de ces pays, à moins que tu ne préfères rester ici. Tu pourrais alors louer une chambre en ville, dans un quartier qui te plaît. Nous te prêterions l’argent dont tu aurais besoin, quitte à nous rembourser plus tard — Tu viendrais nous voir de temps en temps au courant de la semaine, ou bien tu nous écrirais. En tout cas. nous saurions ce que tu fais, si tu vas bien, si tu as des problèmes d’argent ou autres.
Vois-tu, Adam, ce que tu as fait là, il faut t’en rendre compte, ne peut durer éternellement — tu ne peux continuer le reste de ta vie, avec un mur entre toi et nous; tu ne peux rester sur la lancée d’un simple coup de tête. Il ne le faut pas. Tôt ou tard, il faudra que tu entretiennes des relations amicales avec quelqu’un d’entre nous — sinon, tu auras à le faire avec des étrangers. Il faudra que tu te formes un cercle d’amis, d’affection, sans quoi tu souffriras et tu risqueras d’en pâtir le premier. Alors, puisque tu dois de toute manière abandonner cette position de brusquerie et de méfiance, pourquoi ne pas le faire tout de suite, et avec nous? Tout ce que nous avons fait pour toi, ton père et moi, a été fait dans l’idée de lutter contre ton asociabilité et ta pusillanimité — c’est parce que nous ne voulons pas que les autres te condamnent, parce que tu es notre propre chair, que nous persévérons dans notre affection. Le clan des Pollo, comme tu l’appelais autrefois, doit rester uni. Et même avec un élément aussi difficile que toi, il ne faut pas qu’il se désintègre — Je t’en prie, pense que nous représentons, Adam, une parcelle de quelque chose d’indestructible. C’est bien dans cet esprit que nous avons élevé Philippe, et c’est dans cet esprit que nous aurions aimé que tu fusses élevé.