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Donc, mon cher Adam, rien n’est perdu — Avec de la bonne volonté, tout peut redevenir comme avant — En dépit de ce qui peut te paraître, nous restons toujours le clan des Pollo. Tu portes le nom, et le prénom d’un de nos ancêtres. L’arrière-grand-père s’appelait Antoine-Adam Pollo — Tu dois être une part importante de ce clan, même si tu ne fais pas comme les autres — même si tu te singularises par ailleurs. Il y a mille façons d’être unis, souviens-t’en, Adam. Tu peux choisir celle qui te convient; sois sûr qu’elle me conviendra toujours.

J’attends dès demain une lettre de toi, une longue et gentille lettre. Écris-moi surtout ce dont tu as besoin — Je te préparerai un peu d’argent que je te donnerai quand tu passeras à la maison: cela te permettra d’attendre le moment où tu gagneras ta vie. Je te ferai aussi un paquet de linge propre, si tu veux, des chemises, un complet, des sous-vêtements.

Voilà, c’est tout ce que je voulais te dire — excuse-moi de t’avoir rappelé un souvenir humiliant, à propos du bol bleu. Mais je suis tellement sûre que tu n’es pas différent du jour où je t’ai rattrapé dans les escaliers, et je t’ai convaincu, doucement, qu’il ne fallait pas que tu t’en ailles de cette façon-là. Tout ceci restera un secret entre nous, si tu veux, et nous nous comprendrons bien mieux quand tu viendras nous voir — Je t’attends, mon cher Adam, à très bientôt, je t’embrasse bien affectueusement, et j’espère beaucoup de toi,

ta mère qui t’aime tendrement.

Denise Pollo.

Adam replia les feuilles; dans l’enveloppe, il y avait encore un morceau de papier. Il était très froissé, sali. Une autre main avait écrit, hâtivement quelques lignes au crayon. C’était:

   «Ne vous inquiétez pas pour moi. Je

   m’en vais pour un certain temps.

   Écrivez-moi à la Poste restante 15,

   au Port. Ne vous en faites pas pour

   moi tout va bien.

   Adam.»

Quand il eut terminé sa lecture, Adam replaça les feuillets de la lettre à l’intérieur de l’enveloppe, ainsi que le billet intercalaire. Puis il glissa le tout au milieu de sa revue, ramassa ses affaires et sortit du Bureau de Poste. Une espèce de sueur avait collé ses cheveux sur son front, et sa chemise sur son dos.

Tout allait bien, en effet. Il faisait toujours beau pour l’été déclinant, et la Promenade du fiord de Mer grouillait de gens. Devant les Cafés, des jeunes en T shirts jouaient de la guitare et quêtaient. Tout était si blanc sous la lumière que ç’aurait pu être noir. On vivait sous des peaux de coups de soleil. Un encrier gigantesque, pourquoi pas, avait versé son liquide sur la terre; c’était comme si on avait regardé le monde en transparence, à travers un négatif de photographie.

Adam ne suivait plus personne; peut-être même que c’était lui qui était suivi, à présent. Il n’avançait plus au hasard. Chaque pas qu’il faisait traîner sur les gravillons losangulaires était mesuré; il marchait strictement sur la route, le long de la mer, comme on remplit des fiches et des formulaires.

Nom ……………… Prénoms…………………

Date et lieu de naissance………………………

Adresse…………………………………………

Profession………………………………………

Êtes-vous (*) fonctionnaire?

     Agent EDF-GDF?

     Agent de Collectivité Locale?

     Chômeur?

     Étudiant?

     Pensionné?

     Ass. Volontaire?

     (*) rayer la mention inutile.

De l’autre côté de la rue, un magasin de radio était contigu à un marchand de glaces. Adam acheta un cornet de glace à la praline et regarda la TV: il y avait deux types, un garçon et une fille, qui dansaient en collants noirs sur l’air de «Paper Moon»; au fond de la vitrine, 3 autres postes de TV étaient branchés sur la même émission. Ils avaient tous l’air terriblement humain, avec le carré blanc similaire parcouru de milliers de fourmillements grisâtres; par-dessus leurs images, la haute silhouette d’Adam se reflétait dans la vitrine, avec deux yeux, un nez, une bouche, des oreilles, un tronc, quatre membres, des épaules et des hanches.

Adam sourit à tout cela, d’une espèce de sourire qui voulait dire qu’il finissait de ne pas comprendre; il lécha lentement la crème glacée et, pour la première fois depuis des jours, il parla tout seul. Il parla avec une voix bien modulée, au timbre plutôt grave, articulant chaque son l’un après l’autre. Sa voix résonna belle et forte contre le panneau de verre, couvrant les éclats de la musique et les bruits de la rue. On n’entendit plus qu’elle, sortant de la bouche d’Adam, sous forme de pyramide, se répandant sur toute la surface de la vitrine ainsi qu’un brouillard de buée. Dès le premier instant, elle parut se suffire à elle-même, et n’exiger aucun rajout, aucune réponse, un peu à la manière des mots ceints de halos qu’on voit surgir des gorges des personnages, dans les journaux enfantins.

«Ce que je voulais dire. Voilà. Nous sommes tous pareils, tous frères, hein. Nous avons les mêmes corps et les mêmes esprits. C’est pour ça que nous sommes frères. Évidemment, cela semble un peu ridicule, vous ne trouvez pas, de faire cette confession — ici — en plein midi. Mais je parle parce que nous sommes tous frères et pareils. Savez-vous une chose, voulez-vous savoir une chose? Mes frères. Nous possédons la terre, tous, tant que nous sommes, elle est à nous. Voyez-vous pas comme elle nous ressemble? Voyez-vous pas comme tout ce qui y pousse? Et tout ce qui y vit a nos figures et notre style? Et nos corps? Et se confond avec nous-mêmes? Tenez, par exemple, regardez autour de vous, à gauche et à droite. Y a-t-il une seule chose, y a-t-il un seul élément — dans ce paysage qui ne soit pas nôtre, qui ne soit pas à vous, et à moi? Je vous parle de ce réverbère que je distingue en reflet dans la vitrine. Hein. Ce réverbère est à nous, il est fait de fonte et de verre, il est droit comme nous et porte à son sommet une tête semblable à la nôtre. La digue de pierre, là-bas, sur la mer, est aussi à nous. Elle est bâtie à la mesure de nos pieds et de nos mains. Si nous l’avions voulu, elle aurait pu être mille fois plus petite? Ou mille fois plus grande. C’est vrai. À nous les maisons, pareilles à des cavernes, percées de trous pour nos visages, remplies de chaises pour nos fesses, de lits pour notre dos, de planchers qui imitent la terre, et par conséquent nous imitent. Nous sommes tous les mêmes, camarades. Nous avons inventé des monstres — des monstres, oui. Comme ces postes de télévision ou ces machines à faire les glaces à l’italienne, mais nous sommes restés dans les limites de notre nature. C’est par cela que nous sommes géniaux — nous n’avons rien fait d’inutile sur la terre, comme Dieu lui-même, frères, comme Dieu lui-même. Et je vous le dis, moi, hein. Je vous le dis, il n’y a rien de différent entre la mer, l’arbre et la Télévision. Nous nous servons de tout, parce que nous sommes les maîtres, les seules créatures intelligentes du monde. Voilà. La TV, c’est nous, hommes. C’est notre force que nous avons donnée à une masse de métal et de bakélite, pour qu’elle nous réponde un jour. Et ce jour est arrivé, la masse de métal et de bakélite nous répond, nous attache, entre dans nos yeux et dans nos oreilles. Il y a un cordon ombilical qui unit cet objet à notre ventre. C’est la chose inutile, à splendeur multiple, qui fait que nous dérivons en elle, et que nous nous y perdons, dans un peu de plaisir, oui, dans la joie commune. Frères, je suis la Télé, et vous êtes la Télé, et la Télé est en nous! Elle a notre anatomie particulière, et nous sommes tous carrés, tout noirs, tout électriques, tout résonnants de ronrons et de musique, lorsque, tirés à elle par l’œil et l’ouïe, nous reconnaissons dans sa voix une voix humaine, et dans son écran une silhouette identique à la nôtre. Jugez-en, mes frères. Nous partageons cette image comme l’amour, et notre unité vague et obscure commence à apparaître; derrière ce glacis, c’est comme — un sang épais et chaud qui coule, c’est comme une série de chromosomes, avec une paire de plus, qui va enfin refaire de nous une race. Qui sait si nous n’allons pas soutirer de là les pires vengeances — d’être restés séparés si longtemps. Nous être méconnus. Avoir mécru. Qui sait si nous n’allons pas enfin retrouver quelque tyrannosaure, quelque cératosaure, quelque déinothériuin, quelque ptérodactyle énorme, couvert de sang, contre qui nous lutterions ensemble. Quelque occasion de sacrifice et d’holocauste, qui nous fasse enfin rejoindre les mains, et prier tout bas des dieux impitoyables. Alors, il n’y aura plus de TV, frères, ni d’arbres, ni d’animaux, ni de terre, ni de danseurs en collants; il n’y aura que nous, frères, pour toujours, nous les seuls!»