Adam était maintenant sur le trottoir d’en face. Il avait posé par terre, à côté de lui, son paquet d’affaires et sa Revue. Il se tenait le dos tourné à la mer, et le vent faisait baller ses pantalons jaunes. Il y avait quelque chose de légèrement pédantesque dans la façon dont il s’était placé: derrière lui, la rambarde étalait un quadrillage de madriers en fer peint; on voyait entre les vides l’étendue des quais ou des docks avec les ouvriers débardeurs. Toute cette agitation était censée contraster avec le visage impavide, vaguement oblong, d’Adam. On sentait que, s’il y avait eu là un banc, Adam y serait monté. Pourtant, son attitude n’était pas celle d’un orateur public; il avait su afficher sur toute sa silhouette un air général de désinvolture. Sa voix, à présent, vibrait moins dans les notes graves, et atteignait par instants un registre plus aigu, assez faux. Il ne cherchait d’ailleurs pas à parfaire une harmonie; en fait, rien n’était plus discordant que la présence de cet homme parfaitement debout et immobile au milieu des clairs-obscurs mouvants du paysage; et rien de plus désagréable que l’idée de cet homme parlant tout haut, tout seul, devant la foule des badauds, sous le soleil d’environ 13 heures 30.
Ce qu’Adam disait était plus clair; il avait adopté un ton, entre le prêche fanatique et la harangue de repas de noces. Il disait:
«Mesdames et messieurs, arrêtez-vous. Écoutez un peu ce que je dis. Vous ne faites pas assez attention aux discours qu’on vous fait. — Et pourtant, on vous en fait quotidiennement, à longueur de journée, et d’heures. À la radio, à la télévision, à la messe, au théâtre, au cinéma, dans les festins et dans les fêtes foraines. La parole est pourtant facile, et rien n’est plus agréable qu’une fable ainsi contée à bout portant. À bâtons rompus. Vous êtes des habitués. Vous n’êtes pas des hommes, parce que vous ne savez pas que vous vivez dans un monde humain. Apprenez à parler. Essayez, vous aussi. Même si vous n’avez rien à dire. Puisque je vous dis qu’on vous donne la parole. Pourquoi ne pas essayer, tant que vous êtes, de remplacer vos propres machines: allez, parlez, de droite et de gauche. Propagez la bonne parole. Vous verrez, bientôt vous n’aurez plus besoin de radios ou de télés. Vous vous rencontrerez simplement au coin d’une rue, comme moi aujourd’hui, et vous vous raconterez des histoires. N’importe lesquelles. Et vous verrez vos enfants et vos femmes s’attrouper, et vous écouter avidement. Vous pourrez leur raconter les plus belles choses, indéfiniment…»
Maintenant, l’auditoire était formé; il était composé à peu près de:
1°) une dizaine de femmes, d’hommes et d’enfants, en nombre fixe.
2°) une vingtaine d’autres qui s’en allaient après un moment.
En tout, une trentaine de spectateurs, en moyenne, qui formait un bouchon sur le trottoir.
«Je vais vous raconter quelque chose. Écoutez. Je — il y a quelque temps déjà, j’étais assis sur les marches d’un escalier, dans la montagne. Je fumais une cigarette. Du point où j’étais, la vue était belle, et je la contemplais avec grand plaisir. On voyait, en face, une colline, puis la ville, qui s’étendait jusqu’à la mer, et la courbe longue du rivage. Tout était bien calme. Le ciel occupait les trois quarts du panorama. Et la terre, en dessous, était si paisible qu’on aurait dit — qu’elle continuait le ciel. Vous voyez le genre. Deux montagnes, une ville, une rivière, une baie, un peu de mer, et une colonne de fumée qui montait en vrille jusqu’aux nuages. Un peu partout. Tout ça, ce sont les éléments que je vous donne pour que vous compreniez bien la suite. Vous comprenez?»
Personne ne répondit, mais quelques-uns hochèrent la tête en riant.
Adam choisit un spectateur au hasard et le regarda. Il le questionna:
«Vous comprenez?»
«Oui, oui, je comprends» fit l’homme.
«Et — n’avez-vous rien à raconter, vous?»
«Moi?»
«Oui, vous, pourquoi pas? Vous habitez à la campagne?»
L’homme eut une sorte de mouvement de recul auquel la foule sembla prendre part.
«Non, je —»
«Vous vendez quelque chose? dit une femme.»
«Oui, la parole», dit Adam.
Le spectateur de tout à l’heure parut comprendre:
«Vous êtes un témoin de Jéhova? Hein?»
«Non» dit Adam.
«Oui, vous — vous êtes un prophète, un prophète?»
Mais Adam n’entendit pas; il retourna vers les mystérieuses obscurités de son langage naissant, vers son isolement forcené, son blocus face à l’envahissement de la populace, et il continua ce qu’il avait commencé:
«Tout à coup, sur terre, tout fut changé. Oui, d’un seul coup, je compris tout. Je compris que cette terre était mienne, et à nulle autre espèce vivante. Pas aux chiens, pas aux rats, pas à la vermine ni à rien. Pas aux escargots, ni aux blattes, ni aux herbes, ni aux poissons. Elle était aux hommes. Et puisque j’étais un homme, à moi. Et savez-vous ce qui me fit comprendre cela? Quelque chose d’extraordinaire était arrivé. Était survenu: une vieille femme. Oui, une vieille femme. Une vieille femme. Vous allez comprendre. La route devant laquelle je me trouvais était une de ces routes de montagne, fortement en pente. De là où j’étais assis, sur les marches de cet escalier, je voyais la route disparaître en descendant, derrière un tournant. Devant moi, il y avait un bout de route, cent mètres pas plus; goudronnés, tout brillants sous la lumière du soleil caché derrière les nuages. Tout à coup, j’ai entendu un bruit sourd qui venait vers moi, j’ai regardé vers le bas de la route, et j’ai vu apparaître, lentement, terriblement lentement, une silhouette de vieille, grosse, laide, vêtue d’une immense houppelande à fleurs qui flottait autour d’elle comme un drapeau. J’ai vu d’abord la tête, puis le buste, puis les hanches, les jambes, et enfin, elle tout entière. Elle gravissait péniblement la route, sans penser à rien, en soufflant comme une vache, avec ses grosses jambes eczémateuses qui raclaient le bitume. Je l’ai vue émerger de la colline, comme on sort d’une baignoire, et monter vers moi. Elle avait une silhouette dérisoire qui se dessinait en noir sur le ciel couvert de nuages. Elle était, c’est cela — elle était le seul point mobile dans tout le pays. Autour d’elle, la nature était pareille, immobile — excepté qu’elle lui formait, comment dire? un halo autour de la tête, comme si la terre et le ciel étaient sa chevelure. La ville s’étendait toujours vers la mer, la rivière aussi, les montagnes étaient toujours rondes, et les fumées toujours verticales. Mais en partant de sa tête. C’était comme si tout ça avait basculé. C’était changé. C’était elle, vous comprenez, c’était elle. Elle avait tout fait. La fumée, oui, c’était bien un truc des hommes. La ville, la rivière aussi. La Baie, aussi. Les montagnes, les montagnes étaient déboisées, et pleines de poteaux télégraphiques, sillonnées de petites routes et de drainages. La route et l’escalier, les murs, les maisons, les ponts, les barrages, les avions, tout ça, ce n’étaient pas les fourmis! C’était elle. C’était elle. Une vieille femme de rien du tout. Laide et grosse. Même pas viable. Organiquement incapable. Pleine de cellulite. Incapable de marcher droit. Avec des bandages sur les jambes, des varices, et un cancer quelque part, à l’anus, ou ailleurs. C’était elle. La terre était ronde, minuscule. Et les hommes l’avaient trafiquée partout. Il n’y a pas un endroit sur cette terre, vous entendez, hein, pas un endroit sur cette terre où il n’y ait pas une route une maison un avion un poteau télégraphique. Est-ce que ce n’est pas à en devenir fou, de penser qu’on est de cette race? C’était elle. C’était elle, ce paquet de chiffons, plein d’entrailles et de trucs, de choses sales et sanglantes, cet animal bêta avec son œil épais, avec sa peau de crocodile desséché, avec ses fanons, avec son utérus racorni, ses amas de glandes vidées, ses poumons, son goitre, sa langue jaune prête à bégayer… son halan de vache assommée, sa… son cri lourd… Hang-hang… hang-hang… ventre ballonné… vergetures… et son crâne… chauve, ses aisselles poilues gercées par soixante-quinze ans de sueur. C’était elle. Elle… Vous — vous voyez?»