Lolla-Wossiky but quatre gorgées chaque matin et quatre gorgées chaque soir avant d’aller dormir, en espérant que lorsque le totem le réveillerait, il pourrait alors mourir.
Un jour, il s’arrêta sur la rive d’un cours d’eau limpide, alors que le bruit noir obscurcissait la vision de son œil perdu et lui assourdissait les oreilles. Un grand ours brun se dressait dans la rivière. L’animal frappait la surface de l’eau et un poisson volait dans les airs. L’ours le rattrapait entre les dents, donnait deux coups de mâchoire et l’avalait. Ce n’était pas le spectacle de son repas qui intéressait Lolla-Wossiky. C’étaient ses yeux.
Il manquait un œil à l’ours, tout comme à Lolla-Wossiky. Qui se demanda alors si l’animal était son totem. Mais non, impossible. La lumière blanche qui l’appelait brillait toujours au nord, un peu à l’ouest de la rivière. Cet ours n’était donc pas son totem, il faisait partie du rêve.
Pourtant, il apportait peut-être un message à Lolla-Wossiky. Peut-être que l’ours se trouvait ici parce que la terre voulait dire une histoire à Lolla-Wossiky.
Voici le premier détail qu’il remarqua : quand l’ours saisissait le poisson entre ses mâchoires, il regardait avec son œil unique et voyait miroiter les rayons du soleil sur les écailles. Lolla-Wossiky s’en aperçut parce que lui aussi tournait la tête de côté, tout comme l’ours.
Voici le second détail qu’il remarqua : lorsque l’ours regardait dans l’eau pour voir nager le poisson et donner son coup de patte, il regardait avec l’autre œil, l’œil absent. Lolla-Wossiky ne comprenait pas pourquoi. C’était très étrange.
Voici le dernier détail qu’il remarqua : il observait l’ours, mais son œil valide était fermé. Et quand il le rouvrit, la rivière était toujours là, la lumière du soleil toujours là, les poissons dansaient toujours en l’air puis s’évanouissaient, mais l’ours avait disparu. Lolla-Wossiky ne voyait l’ours que s’il fermait son œil valide.
Lolla-Wossiky but deux gorgées au baril, et il n’y eut plus d’ours.
Un jour, Lolla-Wossiky croisa une route d’homme blanc et eut l’impression d’une rivière coulant sous ses pieds. Le courant de la route l’entraînait. Il chancela, puis trouva la cadence et se mit à trottiner, le baril sur l’épaule. Un homme rouge ne marchait jamais sur la route de l’homme blanc : le sol était tassé trop dur par temps sec, la boue trop épaisse par temps de pluie, et les ornières des roues de chariots, comme des mains d’homme blanc, cherchaient à tordre la cheville de l’homme rouge, à lui attraper la jambe, à le renverser. Mais cette fois, le sol était aussi moelleux que l’herbe du printemps sur la berge de la rivière, tant que Lolla-Wossiky courait sur la route dans la bonne direction. Il ne se dirigeait plus vers la lumière, parce que sa douceur l’environnait et qu’il savait le totem très, très près.
Par trois fois, la route enjamba un cours d’eau – deux petites rivières et une grosse –, et à chacune il y avait un pont, fait de grandes billes de bois bien lourdes et de solides planches, avec un toit comme une maison d’homme blanc. Lolla-Wossiky resta longtemps sur le premier pont. Il n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille. Il se tenait à l’endroit sous lequel l’eau était censée passer, mais le pont était si lourd et si solide, les parois si épaisses qu’il n’arrivait pas du tout à la voir ni à l’entendre.
Et la rivière détestait ça. Lolla-Wossiky sentait sa colère, son désir de monter jusqu’au pont pour l’arracher à ses rives. Des procédés d’homme blanc, pensa Lolla-Wossiky, l’homme blanc a besoin de conquérir, d’arracher les choses à la terre.
Malgré tout, sur le pont, il nota une autre particularité. Le bruit noir y était moins fort, et pourtant le whisky avait presque entièrement quitté son corps. Il entendait davantage de silence vert qu’il n’en avait entendu depuis longtemps. Comme si le bruit noir provenait en partie de la rivière. Comment est-ce possible ? La rivière n’a pas de colère envers l’homme rouge. Et rien de ce que fabrique l’homme blanc ne peut rapprocher l’homme rouge de la terre. Pourtant c’était ce qui se passait ici même. Lolla-Wossiky repartit sur la route en pressant le pas ; quand son totem le réveillerait, peut-être comprendrait-il ce phénomène.
La route déboucha dans un espace de prairies, parsemé de quelques bâtiments d’hommes blancs. Beaucoup de chariots. Des chevaux attachés à des piquets, qui broutent l’herbe de la prairie. Tintements de marteaux de métal, chocs de haches dans le bois, crissements de scies qui vont et viennent, toutes sortes de bruits d’hommes blancs en train de tuer la forêt. Une ville d’hommes blancs.
En fait non, pas une ville d’hommes blancs. Lolla-Wossiky s’arrêta à la lisière du terrain découvert. Pourquoi cette ville d’hommes blancs est-elle différente ? qu’est-ce qu’il manque que j’aurais dû voir ?
La palissade. Il n’y avait pas de palissade.
Où les hommes blancs allaient-ils pour se cacher ? Où enfermaient-ils les ivrognes rouges et les voleurs blancs ? Où dissimulaient-ils leurs fusils ?
« Oh ! hisse ! Oh ! hisse ! Oh ! hisse ! » Voix forte d’homme blanc qui retentit comme une cloche dans l’air épais d’un après-midi d’été.
En haut d’une colline herbeuse, peut-être à un demi-mille de distance, une étrange structure de bois se levait. Lolla-Wossiky ne voyait pas les hommes qui la poussaient parce qu’il était mal placé ; ils se trouvaient tous derrière la croupe de la colline. Mais il voyait monter un pan de bois neuf, soutenu dans sa partie supérieure par des perches qui le mettaient en place.
« Le mur latéral à présent ! Oh ! hisse ! Oh ! hisse ! Oh ! hisse ! »
Un autre pan de bois monta, doucement, tout doucement, perpendiculaire au premier. Quand les deux pans furent à la verticale, ils se joignaient par un bord. Pour la première fois, Lolla-Wossiky vit les hommes. De jeunes Blancs, au nombre de trois, qui grimpèrent en haut des pans de mur, levèrent leurs marteaux et les abattirent comme des tommy-hawks pour imposer leur volonté au bois. Après avoir cogné pendant un moment, ils se redressèrent, debout tout en haut des pans de mur, leurs marteaux brandis comme des lances qu’on vient de retirer du corps du bison sauvage. Les perches qui avaient poussé les murs en place furent ôtées. Les murs ne bougèrent pas, ils se soutenaient l’un l’autre. Lolla-Wossiky entendit des vivats.
Puis soudain les hommes blancs apparurent tous sur la croupe de la colline. Ils m’ont vu ? Est-ce qu’ils vont venir pour me chasser ou me mettre en prison ? Non, ils se contentaient de descendre la colline pour rejoindre leurs chevaux et leurs chariots. Lolla-Wossiky se fondit dans les bois.
Il but quatre gorgées, puis grimpa dans un arbre et y trouva un emplacement pour le baril, à l’enfourchure de trois grosses branches. Bien maintenu, bien à l’abri. Des feuilles bien épaisses ; personne ne le verrait du sol, pas même un homme rouge.
Lolla-Wossiky fit un grand détour, mais il se retrouva bientôt sur la colline où se dressaient les murs tout neufs. Il les regarda longuement, sans parvenir à comprendre à quoi allait servir ce bâtiment. Ces pans de mur, c’était le nouveau style de construction, comme la dernière résidence de l’assassin-blanc Harrison, mais le bâtiment serait très grand, plus grand que tout ce que Lolla-Wossiky avait vu les hommes blancs construire, plus haut qu’une palissade.
D’abord les ponts bizarres, clos comme des maisons. Maintenant cette étrange bâtisse, haute comme des arbres. Lolla-Wossiky quitta l’abri de la forêt et s’avança à découvert sur la prairie, d’un pas chaloupé parce que le sol ne restait jamais stable quand il avait bu du whisky. Arrivé à la bâtisse, il monta sur le plancher de bois. Un plancher d’homme blanc, des murs d’homme blanc, mais Lolla-Wossiky n’éprouvait pas la même sensation que dans toutes les autres constructions d’homme blanc qu’il avait connues jusque-là. Un grand espace ouvert à l’intérieur. Des murs très hauts. Première fois qu’il voyait l’homme blanc bâtir quelque chose qui n’était ni fermé ni sombre. Même un homme rouge serait heureux dans un pareil séjour.